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Nouvelle traduction des « Frères Karamazov » de Dostoïevski

Dernière mise à jour : 9 juin 2024


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Dostoïevski, « Les Frères Karamazov », éd. Gallmeister, coll. Litera

Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, traduit du russe par Emma Lavigne, préface de Serge Rolet, 2 volumes, éditions Gallmeister, collection Litera, 2023.


4e de couverture


Il y a d’abord le père, Fiodor Karamazov, concentré de vilenie et de luxure, et il y a ses trois fils, écrasés par la figure paternelle fascinante et repoussante : Mitia, l’aîné colérique et jaloux, rival en amour de son père ; Ivan, l’intellectuel au bord de l’hystérie, tenté par le diable ; et le cadet, Aliocha, être pur tourné vers la foi. Quand cette drôle de famille se réunit, c’est comme si son énergie destructrice se décuplait. Et l’irréparable arrive : le parricide. Qui a tué le monstre ? Ce crime, est-il libération ou condamnation éternelle ?

Œuvre immense et terrifiante, le dernier roman de Dostoïevski sublime l’universel dialogue entre le bien et le mal.


Ma lecture


Cette nouvelle traduction, que je découvre après celle d’Henri Mongault et celle d’André Markowicz, apporte une certaine fraîcheur à l’un des romans les plus célèbres de Dostoïevski. Elle me semble plus proche du texte original que l’élégante et francisante traduction de Mongault, tout en restant plus facile à lire que celle d’André Markowicz (certainement très fidèle, mais, de ce fait, haletante et parfois éprouvante).

Dostoïevski, aussi bien du fait de son style « à l’emporte-pièce », multipliant les phrases bancales et les répétitions, que par son penchant à montrer des personnages excentriques, mystiques, parfois totalement hystériques, fait partie de ces écrivains qui suscitent une admiration sans borne ou une certaine perplexité. Ses romans sont en effet peuplés de criminels passionnés, de clochards « fols-en-Christ », d’ivrognes sublimes, de femmes fatales folles à lier. Et son style est en effet heurté, ratiocinant, essoufflé ; il est possible qu’il reflète la hâte d’un écrivain pressé par la nécessité de remettre ses manuscrits à ses éditeurs, qui publiaient ses œuvres en feuilleton dans leurs journaux – Dostoïevski était pauvre ; il écrivait pour se nourrir et subvenir aux besoins de sa maisonnée. Mais jamais une galerie de portraits de demi-fous peinte à la hâte n’a engendré un « sentiment si profond », comme le faisait observer Ernest Hemingway. D’ailleurs, ce style truffé de répétitions et de variantes, n’est-ce pas une façon pour l’écrivain d’approfondir systématiquement son sujet, de le fouiller jusqu’à en extraire l’expression la plus juste ?

En tout cas, cette nouvelle traduction des Frères Karamazov par Emma Lavigne ne peut que contribuer à faire découvrir ou redécouvrir ce monument de la littérature.

 

Fiodor Pavlovitch Karamazov a trois fils : Dmitri (Mitia), d’une première union, Ivan (Vania) et Alexeï (Aliocha), d’une seconde épouse décédée, tout comme la première. Mais il existe en réalité un quatrième fils putatif en la personne du laquais Smerdiakov (dont le nom signifie « le puant »), Fiodor Pavlovitch étant soupçonné d’avoir abusé de sa mère, idiote du village ou « folle-en-Christ » qui mourut en lui donnant naissance dans une petite dépendance de la propriété des Karamazov.

Après avoir rendu un important service à la fille d’un colonel, Katerina Ivanovna, en effaçant les dettes de celui-ci, Dmitri Karamazov, désormais fiancé à la jeune fille, ne respecte pas sa demande d’adresser trois mille roubles à une parente résidant à Moscou et les garde pour festoyer avec une femme légère, Grouchenka, dont il commence à être sérieusement épris. Revenu au foyer paternel en vue de réclamer ce qu’il estime être son dû, il semble prêt à tout pour soutirer trois mille roubles à son père et rembourser son ancienne fiancée. Mais le vieux Fiodor Karamazov a précisément promis cette somme à Grouchenka, dont il est tombé follement amoureux, si elle acceptait de venir avec lui. Dmitri s’emploie à contrarier les projets de son père, tandis que son frère Ivan, tourmenté et indécis sur son propre avenir, a cédé aux charmes de Katerina Ivanovna. À plusieurs reprises, le comportement de Dmitri laisse penser qu’il pourrait s’en prendre physiquement à son père pour s’approprier son argent… Quant à Alexeï, qui fréquente un monastère et songe à se faire moine, il est préoccupé à la fois par l’état de santé déclinant d’un « starets » (vieux maître spirituel) qu’il admire par-dessus tout, et par le climat d’hostilité qui règne dans sa famille.

L’action se déroule à « Skotoprigonievsk », petite ville imaginaire qui ressemble fort, d’après l’épouse et la fille de Dostoïevski, à Staraïa Roussa, située dans l’oblast de Novgorod à environ trois cents kilomètres de Saint-Pétersbourg en direction de Moscou, et où l’écrivain passa les deux dernières années de sa vie.

 

Voyons, pour trois mêmes passages du roman, quelles versions sont données par Emma Lavigne (éditions Gallmeister, 2023), Andreï Markowicz (Actes Sud, 2002) et Henri Mongault (Gallimard, 1952).

 


Alors que les personnalités des trois fils légitimes sont dépeintes au tout début du roman, il faut attendre le livre III de la première partie pour que l’auteur consacre un chapitre (le 6e) au laquais Smerdiakov, ce qui renforce l’aura de mystère autour de cet étrange personnage dont le mutisme (la sournoiserie ?…) vient quelque peu tempérer la compassion que le lecteur pourrait ressentir à l’égard de ce rejeton illégitime, malade – il est épileptique – et méprisé.

 

E. Lavigne

De temps à autre, il lui arrivait de parler. Si quiconque à cette époque avait songé à demander en le regardant : à quoi ce garçon s’intéresse-t-il et qu’a-t-il en tête la plupart du temps ? alors, en vérité, le regarder n’aurait pas suffi à trouver une réponse. Pourtant, il pouvait lui arriver, dans la maison, voire dans la cour ou dans la rue, de s’arrêter et de réfléchir sans plus bouger, parfois jusqu’à une dizaine de minutes. Si quelqu’un d’un peu physionomiste l’avait aperçu à cet instant, il aurait dit qu’il n’y avait là aucune pensée, aucune idée, mais plutôt une sorte de contemplation. Le peintre Kramskoï est l’auteur d’un tableau remarquable intitulé Le Contemplatif : il représente une forêt l’hiver, et dans la forêt, sur la route, vêtu d’un pauvre caftan loqueteux et de chausses en raphia, solitaire parmi les solitaires, un petit moujik ahuri, dans un isolement profond, l’air plongé dans ses pensées, sauf qu’apparemment il ne pense pas, il “contemple”. Si on le secouait, il sursauterait et vous regarderait comme s’il venait de se réveiller, sans rien comprendre. Il est vrai que s’il revenait à lui et qu’on lui demandait à quoi il pensait, campé là, il ne se souviendrait probablement de rien, mais garderait sans doute en lui l’impression qui était la sienne durant sa contemplation. Ces impressions lui sont chères et peut-être les accumule-t-il confusément, sans en avoir conscience – pourquoi et pour quoi faire, évidemment, il ne le sait pas non plus : peut-être, après avoir accumulé ces impressions sur de nombreuses années, laissera-t-il soudain tout tomber pour partir vagabonder et faire son salut à Jérusalem, à moins qu’il ne mette tout à coup le feu à son village natal, ou bien l’un et l’autre à la fois. Il y a pas mal de méditatifs dans le peuple. Smerdiakov était sans doute aussi l’un de ces méditatifs, et sans doute accumulait-il avidement ses impressions, sans savoir encore tout à fait lui-même pourquoi.

(Trad. Emma Lavigne, éd. Gallmeister, coll., Litera, p. 247-249.)

 

A. Markowicz

Il était rare qu’il se mît à parler. Si à ce moment-là quelqu’un avait eu l’idée de demander en le regardant à quoi il s’intéressait, ce gamin-là, et ce qu’il avait dans la tête le plus souvent, vraiment, il aurait été difficile de répondre, à le regarder. Et néanmoins, parfois, chez lui, ou même, n’est-ce pas, dans la cour, dans la rue, ça le prenait, il s’arrêtait, restait pensif et il pouvait rester comme ça jusqu’à même dix minutes. Un physionomiste qui aurait voulu l’observer aurait dit qu’il n’y avait là ni songe ni pensée, mais une sorte de contemplation. Le peintre Kramskoï a un tableau remarquable qui s’appelle Le Contemplateur : on y voit représentée une forêt en hiver, et, dans la forêt, sur une route, vêtu d’un petit caftan et chaussé de laptis troués, complètement seul au monde, dans la solitude la plus totale, une espèce de petit paysan, arrivé là, et qui se tient là, comme pensif, mais il ne pense pas, non, il “contemple” on ne sait quoi. Vous le pousseriez, il tressaillerait* et vous regarderait comme si vous veniez de le réveiller, sans rien comprendre. Certes, il reprendrait tout de suite ses esprits, mais, vous lui demanderiez pourquoi il restait là et à quoi il pensait, sans doute n’arriverait-il pas à se souvenir de quoi que ce soit, mais sans doute aussi cacherait-il au fond de lui l’impression sous laquelle il se trouvait pendant toute sa contemplation. Ce sont ces impressions qui lui sont chères, et il les accumule, comme un avare, sans s’en rendre compte, sans même en avoir conscience – et pourquoi, dans quel but, cela non plus, il n’en sait rien : peut-être, d’un coup, après avoir accumulé ces impressions pendant de nombreuses années, il laissera tout tomber et partira pour Jérusalem, errer et faire son salut, ou, si ça se trouve, il mettra soudain le feu à son village natal, et, si ça se trouve, il fera les deux choses ensemble. Des contemplateurs, dans le peuple, il y en a à foison. Smerdiakov était sans doute l’un de ces contemplateurs, et, lui aussi, il accumulait les impressions avec avidité, lui aussi, quasiment, sans trop savoir encore pourquoi.

(Trad. A. Markowicz, t. 1er, Actes Sud Babel, p. 234-235.)

* « tressaillerait » est manifestement une coquille, la forme correcte étant « tressaillirait ».

 

H. Mongault

[La première phrase « De temps à autre, il lui arrivait de parler » ou « Il était rare qu’il se mît à parler » n’existe plus du tout dans la traduction d’Henri Mongault.]

Si l’on s’était demandé en le regardant : « à quoi s’intéresse ce jeune homme, qu’est-ce qui le préoccupe principalement ? » on n’aurait pu trouver de réponse. Cependant, tant à la maison que dans la cour ou dans la rue, il arrivait à Smerdiakov de demeurer plongé dans ses songes pendant une dizaine de minutes. Son visage n’eût alors rien révélé à un physionomiste ; aucune pensée, du moins, mais seulement les indices d’une sorte de contemplation. Il y a un remarquable tableau du peintre Kramskoï, intitulé le Contemplateur. C’est l’hiver, dans la forêt ; sur la route se tient un paysan en houppelande déchirée et en bottes de tille, qui paraît réfléchir ; en réalité il ne pense pas, il « contemple » quelque chose. Si on le heurtait, il tressaillirait et vous regarderait comme au sortir du sommeil, mais sans comprendre. À vrai dire, il se remettrait aussitôt ; mais qu’on lui demande à quoi il songeait, sûrement il ne se rappellerait rien, tout en s’incorporant l’impression sous laquelle il se trouvait durant sa contemplation. Ces impressions lui sont chères et elles s’accumulent en lui, imperceptiblement, à son insu, sans qu’il sache à quelle fin. Un jour, peut-être, après les avoir emmagasinées durant des années, il quittera tout et s’en ira à Jérusalem, faire son salut, à moins qu’il ne mette le feu à son village natal ! Peut-être même fera-t-il l’un et l’autre. Il y a beaucoup de contemplateurs dans notre peuple. Smerdiakov était certainement un type de ce genre, et il emmagasinait avidement ses impressions, sans savoir pourquoi.

(Trad. Henri Mongault, t. 1er, Gallimard folio, p. 192-193.)

 


Ivan Kramskoï, « Le Contemplatif » (1876), domaine public via Wikimedia Commons.
Ivan Kramskoï, « Le Contemplatif » (1876), domaine public via Wikimedia Commons.


Dans une scène de la deuxième partie, livre V, chapitre Ier, (chapitre « Les fiançailles », dans la traduction d’Henri Mongault et celle d’André Markowicz, « Accordailles » dans la traduction d’Emma Lavigne), la jeune Lise avoue la vraie nature de ses sentiments à Alexeï ; mais auparavant, la mère de Lise, Mme Kokhlakova, dépeint au jeune Karamazov l’état d’esprit de sa fille et s’extasie sur un jeu de mots qu’elle a produit, tout en essayant maladroitement d’en faire sentir toute la saveur à Alexeï.

André Markowicz et Emma Lavigne transcrivent le jeu de mots en français en choisissant deux homophones, « pin » et le participe passé « peint ». Henri Mongault, en revanche, avait préféré conserver le jeu de mots en russe et en donner l’explication en note.

Voici les trois versions :

 

E. Lavigne

Elle vient de me dire que vous étiez son ami d’enfance, “mon ami d’enfance le plus sérieux”, vous vous rendez compte, le plus sérieux – et moi alors ? Pour cela, elle a des sentiments, et même des souvenirs extrêmement sérieux, et puis surtout ces phrases et ces petits mots, des petits mots tout à fait inattendus, on ne s’y attend pas du tout et, hop, ils sortent. Tenez, récemment, à propos du pin, par exemple : il était dans le jardin chez nous depuis qu’elle était toute petite, ce pin, peut-être même qu’il y est encore, donc je ne vois pas pourquoi en parler au passé. Les pins ne sont pas des gens, ils ne changent pas si vite, Alexeï Fiodorovitch. “Maman, elle me dit, ce pin est peint dans ma mémoire”, vous voyez, “ce pin est peint”, enfin, elle n’a pas dû le dire comme ça, parce que là, il y a confusion, c’est stupide, un “pin peint”, enfin, elle a dit quelque chose de très original que je n’arrive absolument pas à rendre. En fait, j’ai tout oublié.

(Trad. Emma Lavigne, éd. Gallemeister, coll. Litera, t. 1er, p. 414-415.)

 

A. Markowicz

Elle vient de me dire que vous étiez son ami d’enfance – “son ami d’enfance le plus sérieux”, figurez-vous ça, le plus sérieux – et moi alors ? Et elle a sur ce terrain-là des sentiments, et même des souvenirs, les plus sérieux du monde, et, surtout, ses phrases, ses petites formules, elles sont des plus inattendues, ses petites formules, au point qu’on ne s’y attend pas du tout, et, brusquement, elle vous les sort. Tenez, tout récemment, là, sur le pin : nous avions dans le jardin, quand elle était toute petite, un pin, il y est peut-être encore, si ça se trouve, si bien que ce n’est pas la peine d’en parler au passé. Les pins, ce n’est pas des gens, ils restent longtemps sans changer, Alexeï Fiodorovitch. “Maman, elle me dit, dans mon rêve, ce pin, c’est comme s’il était peint”, c’est-à-dire, le pin, n’est-ce pas, il était peint – non, elle a dû dire ça d’une autre façon, parce que là, on s’embrouille, “il est peint”, c’est stupide, toujours est-il qu’elle m’a dit à ce sujet des choses tellement originales que je suis absolument incapable de vous les répéter. Et j’ai tout oublié.

(Trad. A. Markowicz, éd. Actes Sud Babel, t. 1er, p. 386-387.)

 

Henri Mongault

Elle me disait tout à l’heure que vous étiez son ami d’enfance « le plus sérieux » ; que fait-elle donc de moi ? Elle a toujours des sentiments, des souvenirs délicieux, des phrases, des petits mots, qui jaillissent quand on s’y attend le moins. Récemment, à propos d’un pin, par exemple. Il y avait un pin dans notre jardin, lorsqu’elle était toute petite ; peut-être existe-t-il encore d’ailleurs et ai-je tort de parler au passé ; les pins ne sont pas comme les gens, ils restent longtemps sans changer. « Maman ! me dit-elle, je me rappelle ce pin comme en rêve, sosna kak so sna (1). » Elle a dû s’exprimer autrement ; il y a une confusion ; sosna est un mot bête ; en tout cas, elle m’a dit à ce sujet quelque chose d’original, que je ne me charge pas de rendre. D’ailleurs, j’ai tout oublié.

(Trad. Henri Mongault, éd. Gallimard folio, t. 1er, p. 304.)

1. Jeu de mots sur sosna : pin, et so sna : en rêve. [Avec l’alphabet russe : сосна как со сна.]

 

Henri Mongault semble livrer une interprétation très subjective en choisissant « délicieux » plutôt que « sérieux », au début de ce passage (et, vérification faite dans le texte original, il s’agit bien de « sérieux » et non de « délicieux »). En revanche, il n’a pas pris la liberté de transcrire le jeu de mots… Les deux options ont leurs avantages et leurs inconvénients, sans doute. Mais ce qui est remarquable et chaque fois souligné dans ce passage, ce sont les embûches que rencontre Mme Kokhlakova dans son désir de briller à travers sa fille, sa difficulté à être autre chose qu’un reflet déformé de Lise, sur un mode parodique involontaire.

Mme Kokhlakova surprendra le lecteur à la fin de ce chapitre en s’opposant radicalement au projet d’union future des deux jeunes gens, après avoir pourtant, depuis le début du roman, manifesté un goût très vif pour la personnalité d’Alexeï et recherché sans cesse sa compagnie pour elle-même et pour sa fille.


 


Nikolaï Gay, Conscience (1891), domaine public via Wikimedia Commons.
Nikolaï Gay, « Conscience » (1891), domaine public via Wikimedia Commons.

Voyons ce qu’il en est des trois traductions pour un même extrait du discours d’Ivan Karamazov dans la deuxième partie, au livre V, chapitre « Révolte » (dans la traduction d’Emma Lavigne), intitulé « La révolte » par Henri Mongault et « La rébellion » par André Markowicz.

Ivan expose à son frère Alexeï, moine très pieux mais dont on nous dit qu’il a, lui aussi, « une âme de Karamazov », qu’en ce qui le concerne, son doute ne porte pas tant sur l’existence de Dieu que sur la nature de son œuvre. Ce n’est pas qu’Ivan ne croie pas en Dieu, mais plutôt qu’il refuse d’admettre le monde. Après avoir cité en exemple plusieurs faits divers atroces : un jeune berger condamné à la guillotine malgré son repentir et sa conversion, un pauvre petit cheval battu avec la plus grande cruauté par un paysan (scène que l’on trouve déjà, plus développée, dans un cauchemar de Raskolnikov, le héros de Crime et châtiment), une fillette de sept ans maltraitée par ses parents pourtant aisés et cultivés, une autre fillette, de cinq ans, condamnée à rester transie de froid et couverte d’excréments par ses parents tortionnaires, et un garçonnet qu’un général fit déchiqueter par ses chiens devant les yeux de sa mère, Ivan expose sa thèse : si grandes, si belles que fussent les promesses de rachat des péchés et des souffrances à l’heure de la révélation finale, rien ne peut valoir une seule larme de ces victimes innocentes ; rien ne peut justifier le monde tel qu’il a été créé, quelque grandiose que puisse être l’harmonie universelle promise à la fin des fins.

 

E. Lavigne

Je ne veux pas d’harmonie, au nom de mon amour de l’humanité, je n’en veux pas. Je préfère encore rester avec mes souffrances invengées. Je préfère rester avec ma souffrance invengée et mes indignations inassouvies, quand bien même j’aurais tort. Et puis on accorde trop de valeur à l’harmonie, c’est au-dessus de nos moyens, l’entrée est trop chère. C’est pour ça que je vais me dépêcher de rendre mon billet d’entrée (1). Et si je veux être honnête, il faut que je le rende le plus tôt possible. Et je le ferai. Ce n’est pas que je rejette Dieu, Aliocha, je ne fais que lui rendre respectueusement mon billet.

1. Allusion au poème de Schiller, La Résignation.

(Trad. Emma Lavigne, op. cit., p. 477-478.)

 

A. Markowicz

Je ne veux pas de l’harmonie, c’est par amour de l’humanité que je n’en veux pas. Je préfère rester avec les souffrances non vengées. Mieux vaut que je reste avec mes souffrances non vengées et mon indignation insatiable, quand bien même j’aurais tort. Et on l’a estimée trop cher, cette harmonie, c’est au-dessus de nos moyens de payer un droit d’entrée pareil. Et donc, moi, mon billet d’entrée, je le retourne. Et si seulement je suis un homme honnête, c’est mon devoir de le retourner le plus vite possible. C’est ce que je fais. Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas Aliocha, je Lui rends juste mon billet avec tout le respect qui Lui est dû.

(Trad. André Markowicz, op. cit., p. 443.)

 

Henri Mongault

C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmonie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet (1) !

1. Écho de Schiller, Résignation, st. 3.

(Trad. Henri Mongault, op. cit., p. 343.)

 

 

La traduction la plus ancienne, celle d’Henri Mongault, me semble moins forte, dans ce passage. Peut-être sa tendance à « franciser » l’a-t-elle conduit à vouloir éviter des répétitions jugées fâcheuses (notamment au début, sur les souffrances et l’indignation). Le propos s’en trouve affaibli et le texte sensiblement écourté, ce qui est d’ailleurs le cas pour l’ensemble du texte traduit par Mongault, qui fait toujours plus court que les deux autres traducteurs. On peut dire que cette traduction tend à être une « belle infidèle », c’est-à-dire une traduction prenant des libertés avec le texte original en vue d’obtenir un résultat jugé plus élégant, plus conforme aux canons esthétiques du lectorat visé.

Henri Mongault va assez loin dans ce sens et prend parfois des raccourcis excessifs, comme dans ce passage de la troisième partie, au livre IX, chapitre 8 (« Dépositions des témoins. Le petiot »), au moment de la déposition des deux personnages polonais :

« Pan Wrublewski était dentiste. »

Dans la traduction d’Emma Lavigne, nous lisons :

« Quant au pan Wróbłewski, il se présenta comme un odontologiste libéral, autrement dit, en russe, un dentiste. »

Et dans la traduction d’André Markowicz :

« Pan Wroblewski, quant à lui, s’avéra être un odontologiste libéral, c’est-à-dire un dentiste. »

On perd donc, dans la traduction d’Henri Mongault, toute l’ironie de l’auteur (généralement prompt à décrier les Polonais) à l’égard de la vantardise de ce personnage.

Et au vu de l’original (« Пан же Врублевский оказался вольнопрактикующим дантистом, по-русски зубным врачом »), c’est la traduction d’Emma Lavigne qui reste au plus près du texte.


Les Frères Karamazov constitue à mes yeux le roman le plus riche et le plus abouti de Dostoïevski. La réflexion philosophique, le questionnement spirituel, à travers les personnages d’Alexeï et de son frère Ivan, apportent à l’œuvre une richesse singulière, dans une intrigue « policière » (va-t-on tuer, et qui va tuer ?) où la vérité est sans cesse mise en doute, notamment par les remarques incidentes d’un narrateur qui nous rappelle le caractère fragile des témoignages recueillis. Et que dire de la cruciale ellipse du chapitre 4 (« Dans l’obscurité »), au huitième livre de la troisième partie, juste après : « Mitia était déjà dans un état second quand soudain, il empoigna le pilon d’airain dans sa poche… », sinon qu’elle crée un « blanc » indispensable à la tension dramatique qui imprègne toute la suite du roman.


Dostoïevski était persuadé d’avoir écrit là son chef-d’œuvre (auquel il pensait d’ailleurs ajouter une deuxième partie consacrée à la vie d’Alexeï après ces événements, mais la mort l’en empêcha). Nul doute, selon moi, qu’il avait vu juste.



Isaac Levitan, « Monastère silencieux » (1890), domaine public via Wikimedia Commons.
Isaac Levitan, « Monastère silencieux » (1890), domaine public via Wikimedia Commons.

 



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