Zygmunt Miłoszewski, « Te souviendras-tu de demain ? »
- dutheilanne
- 26 juin 2024
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Zygmunt Miłoszewski, Te souviendras-tu de demain ?, roman traduit du polonais par Kamil Barbarski, Fleuve Éditions, 2019 ; Presses Pocket, 2020. Titre original : Jak zawsze (« Comme toujours »), 2017.
2013. Ludwik et Grażyna vivent à Varsovie ; ils ont près de quatre-vingts printemps et comptent bien, en dépit des douleurs et incapacités qui affectent leurs corps flétris, fêter dignement leurs cinquante ans de mariage. Au lendemain d’une soirée qui a finalement dépassé leurs espérances, ils se réveillent dans un corps beaucoup plus jeune, dans un appartement et une ville qu’ils ont quelque peine à reconnaître. C’est Varsovie, mais… en 1963, et dans une Pologne qui, au lieu de se trouver sous le joug soviétique, semble être sous influence française, après la signature d’un traité franco-germano-polonais !
Il prit en main ce Varsovien et lut la date : 23 janvier 1963. Cinquante ans. Le jour précis où il s’était réveillé auprès de Grażyna et avait su qu’il ne voudrait jamais se réveiller auprès de quelqu’un d’autre par la suite, peu importait le prix qu’il devrait payer pour ça. À présent, il était à nouveau avec elle, à nouveau en ce jour.
Et maintenant ?
Il déplia le journal. Sous le titre se trouvait une grande photo en noir et blanc qui représentait trois politiciens. Il reconnut de Gaulle d’emblée grâce à son grand nez et à ses oreilles décollées. À côté de lui se tenait un vieillard décrépit au visage de Martien. Et, près de l’extraterrestre, il découvrit un homme mince qui ne cédait rien au Français ni en taille ni probablement en âge, un homme au visage triste d’un individu bon et sage.
Le titre sous la photo annonçait : « Un moment historique ! Le président Eugeniusz Kwiatkowski signe à Paris le traité de l’amitié franco-germano-polonaise ! L’histoire de l’Europe connaît un nouveau départ ! »
(Ouvrage cité, p. 81.)

Ludwik n’est pas au bout de ses surprises, car s’il s’est bien réveillé dans le quartier de Muranów où il réside habituellement, dans un immeuble simplement différent, il apparaît qu’il est encore marié à son ex-femme, Iwona, qui voit d’un très mauvais œil la présence dans son appartement d’une jeune femme en peignoir. Ludwik et Grażyna vont désormais devoir composer avec cette étrange situation, revenus cinquante ans en arrière dans un pays où la guerre de 1939-1945 a bien eu lieu mais qui n’appartient à aucun « bloc de l’Est » ; où chacun est encore lié à son passé, mais un passé lui-même changé par la modification de l’Histoire survenue dans l’immédiat après-guerre…
Il apparaîtra au fil des découvertes des deux « exilés temporels » qu’après une brève période d’occupation soviétique, la Pologne est passée sous influence française – apportant, au passage, sa contribution en hommes au conflit franco-algérien des années soixante, au grand dam de familles qui y ont perdu un fils ou un frère. Que la langue française tend à s’imposer de plus en plus, suscitant la colère d’une frange croissante de la population qui aspire à garder son identité linguistique et culturelle, quitte à voter pour un parti slaviste soupçonné d’être inféodé à Moscou. Que les relations avec le « tutorat » français, si elles ont permis au pays d’échapper à quarante ans de joug communiste, sont très loin d’être simples, à l’image de ces immeubles conçus par Le Corbusier sur les ruines du ghetto, puis reniés par lui, les Varsoviens n’ayant pas respecté ses prescriptions urbanistiques…
Le narrateur souligne dans cet extrait les différences perceptibles entre la partie ouest de la Pologne, qui fut sous domination prussienne, et la partie est, sous tutelle russe (déjà pendant la période impériale, puis soviétique).
Dommage que Grażyna ne soit pas là, se dit-il.
Quoiqu’elle se fût probablement sentie peu à l’aise à siffler de la vodka au milieu de la journée en compagnie du portier sur le toit d’un immeuble. Pourtant, ils étaient tous deux originaires d’un milieu modeste et avaient bénéficié de l’ascenseur social, mais sa famille à elle venait de Grande-Pologne et se trouvait donc un cran au-dessus de celle de Ludwik ; la bourgeoisie besogneuse et provinciale de Środa Wielkopolska, à l’ouest* de la Pologne, était une chose, c’en était une autre à l’est, à Ostrołęka. Les différences entre les territoires anciennement dominés par les Prussiens et ceux administrés par les Russes étaient visibles sur le plan de l’architecture, de la quantité de boue omniprésente et du niveau des infrastructures en général, mais surtout dans les mentalités. La famille de Grażyna faisait ses emplettes dans des boutiques et allait ensuite se réchauffer près de la cheminée chez des amis, où sur une table recouverte d’une nappe brodée, on disposait des confitures d’automne et une liqueur aromatisée. Celle de Ludwik enfilait des bottes en caoutchouc pour éviter la noyade durant ses négociations houleuses au marché, excursions qui se terminaient invariablement par une rencontre avec des amis, par la consommation de tripes cuisinées dans une marmite sur un poêle à charbon mobile, servies en pleine rue, et par l’absorption de vodka sur n’importe quel banc, siège aussi provisoire et insouciant que toute l’Europe à l’est de la Warta.
C’est pourquoi Ludwik s’était rapidement senti bien dans sa corbouse et avait appris à apprécier ce qui, chez de nombreux locataires, était source de honte et de jérémiades. D’abord, il découvrit (un peu grâce à Iwona et un peu au cours d’une visite à la bibliothèque) la genèse de ce quartier bâti à la fin des années 1940 sur les ruines du ghetto par Le Corbusier en personne. Enfin, presque par Le Corbusier, parce que le projet initial de l’architecte suisse avait été transformé de manière très créative par les priorités du moment et le traditionnel manque de respect polonais pour l’espace. Dans les faits, l’architecte avait planifié une ville nouvelle sur l’ensemble du terrain du ghetto, dont les immenses unités d’habitation ne devaient représenter qu’une partie. Le projet prévoyait des parcs, des rues, des boulevards, des groupements de maisons individuelles, des pavillons de commerces et encore d’autres rues, beaucoup de rues très larges. Les Polonais avaient en revanche estimé que, pour l’heure, seuls les logements importaient, c’est pourquoi, en dépit du projet et du bon sens, ils avaient construit sur une petite part des parcelles disponibles un ensemble de dix immeubles qui, étant donné leur nombre et leur taille, étaient devenus une cité hideuse, haïe par les Varsoviens.
(P. 277-278.)
* Il eût mieux valu traduire dans l’ouest, puisque « à l’ouest » de la Pologne, il y a… l’Allemagne. Même remarque pour « à l’est » : à l’est de la Pologne, il y a la Biélorussie et l’Ukraine ; il faudrait traduire dans l’est.

Cet univers parallèle des années soixante, qu’un phénomène surnaturel a permis à Ludwik et Grażyna de rejoindre tout en y recouvrant leur jeunesse, nos deux héros semblent s’y adapter à leur façon, et découvrir la saveur d’une liberté nouvellement acquise : n’est-il pas tentant de profiter de cette « seconde chance » pour prendre d’autres chemins et vivre des expériences plus exaltantes ?
Mais un jour, Ludwik – redevenu le jeune psychothérapeute qu’il était réellement dans ces années-là – reçoit une patiente qui lui raconte des rêves vraiment étranges, où elle vit dans une Varsovie très différente… dans laquelle Ludwik reconnaît, avec un certain effroi, la ville qu’il a connue, lui : la Varsovie du « pacte de Varsovie », la capitale sous joug soviétique ! La jeune femme tient, avec son mari, un joli magasin de jouets sur la rive droite de la Vistule, juste derrière le quartier chic de Saska Kępa, mais dans ses rêves, le magasin devient laid et les jouets prennent une allure effrayante.
Il feignait une écoute cordiale, mais se sentait très, très bizarre. Il connaissait ces mots, ces phrases, ces tournures, ces « nounours aux faces de meurtriers arriérés », c’était une citation littéraire, Grażyna la connaîtrait peut-être. Mais pourquoi cela éveillait-il son inquiétude ?
– Et je retourne dans ce monde presque chaque nuit. Parfois, je me retrouve au magasin, parfois à la maison, parfois en ville. Et partout, c’est gris et moche comme si quelqu’un avait gratté les couleurs avec une lame de rasoir. Je sais que c’est un cauchemar, mais tout cela me semble si réaliste, je peux parler avec des gens, je peux lire les journaux et quand j’en rêve à nouveau plus tard, là-bas aussi un certain temps est passé, c’est l’hiver ici, c’est l’hiver là-bas, vous comprenez ? C’est une version infecte et répugnante de Varsovie. Dans le centre-ville, il y a une construction horrible, comme si quelqu’un avait vomi sur la cité, un palais Joseph Staline, vous imaginez ça ? Staline ! Au milieu d’un immense terrain vague où il n’y a rien. Et ce n’est pas l’Ingénieur qui gouverne, mais ce péquenaud qui crache sur tout ce que bouge, Gromułka. Et les Polonais font partie d’une sorte d’empire russe ou quelque chose de ce genre, je n’ai pas tout compris, mais les enfants se promènent en ville avec des foulards rouges autour du cou. Nous sommes une deuxième Ukraine ou une deuxième Biélorussie. Je sais, ça paraît fou, mais je ne veux plus retourner dans ce monde, jamais, vous comprenez ?
– Pardon, il faut que j’aille boire un peu d’eau, dit-il avant de se diriger vers la salle de bains sur des jambes flageolantes pour s’asperger le visage et vider d’un trait un verre d’eau du robinet qui puait le chlore.
(P. 306-307.)

Ludwik et Grażyna vont alors vivre dans la crainte de repasser « de l’autre côté du miroir », dans un monde pas si déplaisant (en 2013, évidemment, il n’y a plus de mur, plus de « bloc de l’Est »), mais, hélas, dans leurs vieux corps voués à une mort prochaine…
Avec ce roman, Zygmunt Miłoszewski rompt provisoirement avec le genre purement policier pour explorer l’univers de l’uchronie, avec une grande originalité. Il aborde dans un style alerte et humoristique des problématiques plus profondes qu’il n’y paraît au premier abord : le temps, la vieillesse, la mort, l’amour, la fulgurance des bouleversements politiques dans l’histoire. Et sa peinture étonnante d’une Varsovie sous influence française ne pourra que ravir et divertir les admirateurs de la capitale polonaise, en dépit des observations piquantes de l’auteur sur les hivers « nucléaires » de Pologne.
Les scènes où des personnages français s’efforcent de parler polonais (et le contraire) apportent des touches cocasses et touchantes. Malgré la nécessaire traduction, on devine les pierres d’achoppement des uns et des autres : les sons insolites et les redoutables déclinaisons du polonais pour les Français, les facétieux articles du français pour les Polonais ainsi que certains sons absents des langues slaves, notamment le « e » de « euh » ou de « beurre ». Une fois écarté un personnage de Français malotru nommé Marcel, vite remis à sa place, les échanges se déroulent dans la bonne humeur, parfois un peu arrosée, au détriment d’une syntaxe déjà fort approximative :
Dans le sens français > polonais :
– Ludwik, toi me connais et toi sais que j’aime la Pologne et que c’est seconde patrie pour moi. Et que si je doive choisir, alors je choisis Pologne ni France. Ici, il y a autres gens, autre verdure, autre air, on parle autre, on boit autre, on mange autre, on danse autre aux épousailles. Je ne veux pas que Pologne se transforme en France. J’ai France en France et en Pologne, je veux avoir Pologne. Et vous pas ?
(P. 376)
Et dans l’autre sens, quand Ludwik prend un cours de français auprès de son épouse :
– Répète-le-moi encore une fois, dit-il, parce que je me perds dans mes notes. Donc, en fin de compte, comment on prononce le e ?
– Normalement, pour prononcer le e, tu places ta bouche en bec d’oiseau, à la française, et tu tentes de dire é. Essaie.
– E.
– Très bien. C’est ton e français de base.
– Parce qu’il n’est pas le seul ?
– Non. Il y en a deux autres. Le deuxième, c’est notre e polonais, prononcé comme le é français. C’est ainsi par exemple que tu prononces les lettres ai en français. Comme dans le mot lait. Donc, l’article défini le, tu le prononces avec le bec, tandis que le lait, tu le prononces sans. Essaie de dire le lait.
– Le le.
– Non, encore une fois. Le premier avec le bec, le second, la bouche large.
– Le le.
(P. 556-557.)
Le roman vient également remettre en lumière une histoire franco-polonaise qui connut quelques épisodes marquants, tels que le Grand-Duché de Varsovie créé par Napoléon (1807-1813) ou le rôle de Charles de Gaulle (alors très jeune), détaché auprès de l’armée polonaise pendant la guerre soviéto-polonaise en 1919-1920. C’est d’ailleurs cet épisode de sa vie qui lui vaut une statue sur le « rondo Charles de Gaulle » à Varsovie, rond-point situé non loin du Musée national.

C’est donc à une exploration et à une remémoration de l’histoire réelle qu’invite cette uchronie originale, qui invente une étonnante histoire croisée entre France et Pologne. Comme dans ses romans policiers, Zygmunt Miłoszewski mêle ici, avec bonheur, divertissement et réflexion, tout en rendant un bel hommage à sa ville natale. Une lecture agréable, instructive et mémorable.




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