Vladimir Sorokine, « Roman »
- dutheilanne
- 16 mars 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 juin 2024

Vladimir Sorokine, Roman, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, éd. Verdier, coll. Poustiaki, 2010.
Roman, c’est le héros éponyme de ce roman qui commence comme un classique russe du XIXe siècle. Au terme d’un voyage en train en provenance de la capitale, le jeune homme, qui a très tôt interrompu une carrière d’avocat pour se faire artiste-peintre, est accueilli par une voiture à cheval dont le conducteur l’emmène à bon port, c’est-à-dire dans la maison de son oncle, en pleine campagne russe. Cet oncle, ancien comédien, et son épouse, sont sa seule famille. Il va retrouver à « La Roide-Combe » l’univers merveilleux de son enfance, dans une nature magnifiquement dépeinte par l’auteur ; ainsi que son amour de jeunesse… mais contrairement aux paysages, la jeune fille a changé, et Roman aussi.
Zoïa, la première, rompit le silence :
– Oui, nous n’avons pas réussi à nous parler.
Roman demanda alors :
– Pourquoi as-tu décidé de partir ?
– Tout, ici, me répugne, j’en ai assez ! J’ai compris très récemment, figure-toi, que je n’étais pas russe dans l’âme. Je n’aime pas la Russie.
– Tu ne l’aimes pas ?
– Non. C’est un univers de grisaille. D’ivrognerie et de ténèbres. Ennuyeux, qui plus est. Je m’ennuie tellement ici, Roma…
La jeune fille propose alors à Roman de l’emmener « à Paris, en Angleterre, en Allemagne, n’importe où », mais le jeune homme décline cette proposition.
Desserant péniblement les lèvres, il finit par répondre :
– Moi, j’aime la Russie.
Elle le fixa un instant, dans les yeux, puis, lâchant sa main, fit un pas de côté. Dans l’obscurité, son visage semblait un masque de plâtre.
Ses lèvres esquissèrent :
– Adieu.
(P. 124-125.)
Remis de cette désillusion amoureuse, le jeune homme pratiquera la peinture « sur le motif », fera plus ample connaissance avec les habitants de la région ; propriétaires terriens, popes, moujiks… pieux personnages pour la plupart, à l’exception d’un médecin athée et nihiliste, Kliouguine (qui sera d’ailleurs comparé à Bazarov, personnage nihiliste dans Père et Fils, de Tourgueniev). Il participera aussi à de mémorables parties de chasse – sa deuxième passion ; fera les foins en compagnie des paysans et de son oncle, ardent amateur de fauchage pour son hygiène de vie morale et physique.
Chez Kliouguine (extrait)
– Andreï Viktorovitch, vous ne croyez pas en Dieu ?
– Non.
– Ni au Christ ?
– Kliouguine égrena son rire et fit tomber sur le plancher la cendre de sa papirosse :
– Ni au Christ.
– Et vous ne croyez pas non plus que la mort n’existe pas ?
Kliouguine grimaça, retrouvant son expression pleurarde :
– Mon très cher, si je vis tranquille, c’est uniquement, sans doute, parce que je crois à la mort véritable ; parce que je crois que, tôt ou tard, tout cela… – il eut un mouvement du menton, indiquant ce qui l’entourait – … tout cela sombrera dans le néant, disparaîtra à jamais.
– Vous n’aimez vraiment pas le monde ?
– Aimer… Ne pas aimer… Je ne vois pas le rapport. Simplement, votre monde, j’en connais si bien les tréfonds, que j’ai eu largement le temps de m’en lasser. La mort est tabula rasa. Elle est la paix et l’absence de tout monde. Mon absence, aussi. Vous espérez en la résurrection des morts, et moi en la mort elle-même…
(P. 136-137.)
Le sombre Kliouguine s’attire les foudres de ses compagnons de chasse lorsque, le soir à la veillée, ils s’entretiennent du destin de la Russie en buvant et mangeant :
– La Russie n’a jamais rien choisi d’elle-même, contrairement à ce que vous affirmez, réfuta sèchement Kliouguine. Elle n’avait, d’ailleurs, pas à le faire, elle n’a jamais eu sa tête à elle. Vous êtes historien, que diable, rappelez-vous les faits ! Dès que nos ineffables ancêtres sont sortis en rampant de leurs cavernes, ils sont allés implorer les Varègues : Donnez-nous quelqu’un pour nous gouverner, nous-mêmes en sommes incapables ! Et voici, s’il vous plaît*, comment débarquèrent les Rurik, les Truvor, les Sineus…
– La Russie n’a pas commencé par Rurik.
– Par qui, alors ?
– Par son Baptême. Rurik, les Drevlianes, les Viatitches, les Dregovitches, Peroun, tout cela ne fut que le chaos originel, le matériau de base, en quelque sorte. Dès que le peuple a reçu le Baptême, il a cessé de marcher à quatre pattes, il s’est dressé sur ses deux jambes. Ainsi est apparu notre État, et nous ne nous sommes pas débrouillés plus mal que les Français…
– Cessez donc ! Pas plus mal que les Français ? Nous mangions notre soupe aux choux dans nos laptis, nous ne jurions que par Constantinople et courbions le dos devant les Tatars. De quoi disposait la Russie, qui lui appartînt en propre ? Des chaussons de tille et de la balalaïka ! Un tombereau d’ignorance crasse en prime ! Tout le reste, nous l’avons emprunté à d’autres : la foi et les icônes à Byzance, l’alphabet aux Grecs, l’architecture, peu à peu, au monde entier, pour ne rien dire de nos souverains ! Lequel d’entre eux était vraiment russe ? À l’extrême rigueur, Grichka Otrepiev… Épargnez-nous donc vos Français !
[…]
– Un homme insupportable, grommela Krasnovski en lorgnant vers Kliouguine qui s’était étendu. Le Hamlet de la Roide-Combe, vraiment ! Le diable sait à quoi cela ressemble !
– Andreï Viktorovitch est un grand original, fit remarquer Anton Petrovitch d’un ton approbateur, en dévissant le bouchon de la flasque. Je l’aime bien.
– On se demande pourquoi ! s’insurgea Krasnovski. Pour son cynisme et son irresponsabilité ?
– Pour l’indifférence dont il se gratifie lui-même et son regard critique, vous répondrai-je en reprenant l’expression de Nikolaï Ivanovitch. Bien qu’à une certaine dose, notre médecin de campagne devienne fatigant !
– Quel regard critique ? Quel… ? bredouilla Krasnovski en agitant les bras d’impuissance. Un cynique, et rien autre ! Un cynique, doublé d’un paillasse ! Il ne reconnaît rien, n’aime personne ! Un Bazarov au petit pied !
(P. 181-186.)
* En français dans le texte.

Après avoir tué un loup dans un incroyable combat au corps-à-corps, le jeune Roman est recueilli par Adam Ilitch Kounitsyne, père adoptif d’une charmante jeune fille, Tatiana, dont le jeune héros tombe immédiatement fou amoureux. Un grand bonheur l’attend, car la jeune fille l’aime en retour, et après une étrange partie de roulette russe avec Kounitsyne, ce dernier accepte d’accorder la main de sa protégée à Roman.
Les cent dernières pages de l’œuvre, pour le moins saisissantes, emportent le lecteur vers un dénouement très inattendu. Mais plusieurs indices, comme de petites fêlures, avaient été semés en chemin par le narrateur. Car depuis le début du roman, le jeune héros semble pris entre, d’une part, un ardent désir d’harmonie avec son environnement : la nature, les paysans, sa famille et ses amis… la Russie, qu’il aime au point d’avoir refusé de partir à l’étranger avec son ancienne compagne ; et, d’autre part, un sentiment de dissonance, d’éloignement, de malaise. C’est d’ailleurs en regrettant de se sentir un étranger parmi la foule des paysans rassemblée devant une maison en flammes, qu’il prend la décision de mettre sa vie en danger pour tenter de récupérer l’icône oubliée dans la modeste demeure. Le symbole est fort, car l’icône éclairée d’une bougie est présente dans toute habitation russe traditionnelle.
Le récit ne cesse de se référer aux valeurs russes, aux traditions russes : le bain de vapeur, « bania », la chasse, la nourriture typique, accompagnée de vodka ou de thé russe, l’orthodoxie… Roman se révèle obsédé par tous les éléments de l’identité russe, devenue – plus encore que sa bien-aimée – l’objet de son désir intempérant ; notamment lorsqu’il arrive sur le lieu de sa noce :
Alors, ainsi qu’il arrivait en de tels instants, il eut la conscience aiguë d’être russe, s’apparentant, du fond de l’âme, à ces jeunes filles, à ses amis, sa famille, à cette foule de paysans auxquels ces tables accolées étaient réservées.
« Des Russes ! Quel bonheur que tous soient russes ! songeait-il avec enthousiasme, en descendant de voiture et en offrant sa main à sa femme. Je suis russe, elle est russe. À l’instar de ces jeunes filles ou de Niguedandouille. À l’instar de cette herbe, de cette maison, de ce ciel… Tout, tout est russe ! »
(P. 382-383.)
Pendant le repas de mariage, Tatiana, dont la félicité prend un tour un peu froid, ne montre aucun appétit. La popesse s’approche alors d’elle et lui enjoint de manger :
Voyez, ma colombelle, tous ces mets délicieux ! Ils ont été préparés par de braves mains orthodoxes, en l’honneur de votre fête charmante, or vous les dédaignez et vous montrez timide ! Mangez, mon cœur, les orthodoxes vous en remercieront.
(P. 401.)
La fête s’achève, en outre, sur le long éloge que prononce l’oncle de Roman, Anton Petrovitch Vospennikov, en l’honneur du samovar russe :
Ô bonnes gens de la Terre russe ! Jusques à quand, semblables à ces sots et hâbleurs de la capitale, nous inclinerons-nous dévotement devant la moindre babiole venue d’Europe, et refuserons-nous obstinément de remarquer nos tours de Pise nationales ? Ouvrez les yeux, que diable ! Le voici devant vous, ce merveilleux ustensile, né des mains et du cœur d’un grand peuple qui y a mis toute son âme, ainsi qu’il l’avait fait, auparavant encore, pour la cathédrale de Saint-Basile-le-Bienheureux, la ville de Kitej ou les fresques de Novgorod ! Inclinons-nous devant cet autre miracle russe, devant cette âme russe incarnée dans le métal, car il n’est pas, dans le monde, âme plus pure, généreuse, populaire !
(P. 444.)
Avec ces envolées lyrico-nationalistes, le propos devient de plus en plus clairement ironique. Puis, voilà qu’un instrument, très russe, lui aussi – la hache, bien présente dans la littérature russe, par exemple dans Crime et châtiment de Dostoïvski ou Inondation d’Evgueni Zamiatine… – impose une brutale métamorphose au récit festif du mariage de Roman et Tatiana ; en partie provoquée, dans doute, par une clochette maudite offerte aux jeunes mariés par Paramocha Niguedandouille, l’idiot illuminé du village…
Cette œuvre de Vladimir Sorokine qui commence comme un roman de Tourgueniev s’achève dans un registre presque gore. L’excès d’identité agissant comme un bania ou un samovar surchauffés, produisant un « effet cocotte-minute » fracassant, le finale de l’histoire se fait, sous nos yeux, pure apocalypse. Le narrateur achève son récit hors d’haleine, et nous avec lui.
Un récit puissant, dérangeant et mémorable, qui ne peut qu’inviter à aller plus avant dans la découverte de l’œuvre du romancier.

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