Trois figures du diable dans trois romans russes
- dutheilanne
- 17 janv.
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Dernière mise à jour : 18 avr.

Dans trois romans russes d’époques différentes : la fin du XIXe siècle pour Les Frères Karamazov (1880) de Fiodor Dostoïevski, la période stalinienne pour Le Maître et Marguerite (1927-1940) de Mikhaïl Boulgakov, et enfin notre époque pour Le Froid d’Andreï Guelassimov (éd. Actes Sud, 2019), apparaissent trois personnages incarnant « le diable ».
L’intrigue du roman Le Maître et Marguerite (Мастер и Маргарита) de Boulgakov repose sur l’apparition inopinée du diable en URSS – avant que ne se révèle sa possible présence à Jérusalem au moment de l’arrestation de Jésus – et sur le devenir d’un mystérieux manuscrit racontant la véritable histoire de Ponce Pilate…
Ce Méphistophélès en visite à Moscou est nommé Woland ; accompagné d’une suite fort pittoresque (le chat géant Béhémoth, l’étrange Koroviev/Fagott, la séduisante et sulfureuse Hella et le monstrueux Azazello), il va donner un solide coup de pied dans la fourmilière moscovite, à travers l’administration véreuse de l’Association des écrivains (MASSOLIT) et du Théâtre des variétés. La satire de la société soviétique est évidente, et les visiteurs diaboliques emploient les mêmes méthodes que le système soviétique lui-même pour se débarrasser des fonctionnaires les plus déplaisants : persécutions, arrestations, disparitions. L’intrigue parallèle autour de la condamnation à mort de Jésus par Ponce Pilate, gouverneur de Judée, nous montre le diable à l’œuvre à deux époques différentes, sur deux plans différents.

Par ses interventions aux méthodes peu orthodoxes, Woland se révèle capable d’apporter une forme de réparation des torts et pourrait – entre autres hypothèses, le roman étant d’une grande complexité – représenter une vision dualiste du monde où coexistent irréductiblement bien et mal, ténèbres et lumière, comme les deux faces d’une même réalité.
Le Maître et Marguerite. Première apparition du diable (éd. Robert Laffont, Pavillons Poche, trad. Claude Ligny, p. 84.)
Par la suite – alors qu’à vrai dire, il était déjà trop tard –, différentes institutions décrivirent ce personnage dans les communiqués qu’elles publièrent. La comparaison de ceux-ci ne laisse pas d’être surprenante. Dans l’un, on dit que le nouveau venu était de petite taille, avait des dents en or et boitait de la jambe droite. Un autre affirme qu’il était énorme, que les couronnes de ses dents étaient en platine, et qu’il boitait de la jambe gauche*. Un troisième déclare laconiquement que l’individu ne présentait aucun signe particulier. Il faut bien reconnaître que ces descriptions, toutes tant qu’elles sont, ne valent rien. Avant tout, le nouveau venu ne boitait d’aucune jambe. Quant à sa taille, elle n’était ni petite ni énorme, mais simplement assez élevée. Ses dents portaient bien des couronnes, mais en platine à gauche et en or à droite. Il était vêtu d’un luxueux complet gris et chaussé de souliers de fabrication étrangère, gris comme son costume. Coiffé d’un béret gris hardiment tiré sur l’oreille, il portait sous le bras une canne de jonc, dont le pommeau noir était sculpté en tête de caniche. Il paraissait la quarantaine bien sonnée. Bouche légèrement tordue. Rasé de près. Brun. L’œil droit noir, le gauche – on se demande pourquoi – vert. Des sourcils noirs tous deux, mais l’un plus haut que l’autre. Bref : un étranger.
L’évocation de cette boiterie, finalement imaginaire, fait peut-être référence à l’imagerie traditionnelle du diable comme porteur de difformités diverses (censées faire écho à son anormalité morale) dont, justement, une jambe boiteuse (cf. par exemple le titre du roman d’A.-R. Lesage, « Le Diable boiteux »).
Cet étranger – porteur d’une canne à tête de caniche pouvant rappeler le « barbet » dans le Faust de Goethe – se mêle à la discussion engagée par Berlioz, rédacteur en chef d’une importante revue littéraire, avec Biezdomny (surnom signifiant « sans-logis »), poète, au bord de l’étang du Patriarche à Moscou. Elle porte sur l’existence de Jésus, puis celle de Dieu… dans la société athée de l’URSS. On découvre dans ce premier dialogue la finesse et l’ironie de Woland, opposée à la balourdise naïve des fonctionnaires soviétiques de la Culture. Et ces premières piques ne sont que les prémices du diabolique sabotage qui s’ensuivra…
– Mais permettez-moi, reprit le visiteur après un instant de méditation inquiète, permettez-moi de vous demander ce que vous faites, alors, des preuves de l’existence de Dieu, qui comme chacun sait, sont au nombre de cinq ? – Hélas ! répondit Berlioz avec compassion. Ces preuves ne valent rien du tout, et l’humanité les a depuis longtemps reléguées aux archives. Vous admettrez que sur le plan rationnel, aucune preuve de l’existence de Dieu n’est concevable. – Bravo ! s’exclama l’étranger. Bravo ! Vous venez de répéter exactement l’argument de ce vieil agité d’Emmanuel. Il a détruit de fond en comble les cinq preuves, c’est certain, mais par la même occasion, et comme pour se moquer de lui-même, il a forgé de ses propres mains une sixième preuve. C’est amusant, non ? – La preuve de Kant, répliqua l’érudit rédacteur en chef en souriant finement, n’est pas plus convaincante que les autres. Schiller n’a-t-il pas dit, à juste titre, que les raisonnements de Kant à ce sujet ne pouvaient satisfaire que des esclaves ? Quant à David Strauss, il n’a fait que rire de cette prétendue preuve. Tout en parlant, Berlioz pensait : « Qui peut-il être, à la fin ? Et pourquoi parle-t-il aussi bien le russe ? » – Votre Kant, avec ses preuves, je l’enverrais pour trois ans aux îles Solovki, moi ! lança soudain Ivan Nikolaïevitch, tout à fait hors de propos. – Ivan ! chuchota Berlioz, rouge de confusion. Mais l’idée d’envoyer Kant aux Solovki, loin de choquer l’étranger, le plongea au contraire dans le ravissement. – Parfait, parfait ! s’écria-t-il, et son œil vert, toujours tourné vers Berlioz, étincela. C’est exactement ce qu’il lui faudrait ! Du reste, je lui ai dit un jour, en déjeunant avec lui : « Voyez-vous, Professeur – excusez-moi – mais vos idées sont un peu incohérentes. Très intelligentes, sans doute, mais terriblement incompréhensibles. On rira de vous. » Berlioz ouvrit des yeux ronds : « En déjeunant… avec Kant ? Qu’est-ce qu’il me chante là ? » pensa-t-il.
(Op. cit., p. 88-89.)

Le roman Les Frères Karamazov (Братья Карамазовы), de Fiodor Dostoïevski, contient un chapitre entier consacré à une apparition du diable : « Le cauchemar d’Ivan Fiodorovitch » (chap. 9, IVe partie, livre XIe).
Athée tourmenté, le second fils de Fiodor Pavlovitch Karamazov, Ivan, a une personnalité faite de puissants contrastes : il ne croit pas en Dieu mais ne cesse de poser la question religieuse (il écrit même un ouvrage sur l’organisation théocratique de la société). Mettant en doute les valeurs morales, il est pris de fièvre quand point la tentation du nihilisme ; parfois disert et chaleureux, il peut se refermer comme une huître en un instant et fuir la compagnie de ses semblables… Un diable raisonneur – réel ou imaginaire – vient donner la réplique au questionnement d’Ivan.
De retour chez lui après une houleuse discussion avec le ténébreux valet Smerdiakov, Ivan médite sur sa décision de faire le lendemain, au tribunal, une déclaration qu’il juge décisive pour venir en aide à son frère accusé de meurtre. Assis dans sa maison, la tête dans ses mains, il fixe un point de la pièce avec insistance…
Il se trouvait que quelqu’un s’était installé là, quelqu’un dont Dieu seul sait comment il avait pu entrer, parce qu’il n’était pas dans la pièce au moment où Ivan Fiodorovitch, rentrant de chez Smerdiakov, lui, y était entré. C’était une espèce de monsieur ou, pour mieux dire, un gentleman russe d’un genre bien connu, d’un âge déjà mûr, qui frisait la cinquantaine, comme disent les Français, avec des mèches quelque peu grisonnantes dans une chevelure sombre, assez longue et encore assez fournie et une barbe taillée en pointe. Il était vêtu d’une sorte de veston brun, sorti visiblement de chez le tailleur le plus chic, mais déjà usé, taillé il y avait plus ou moins trois ans, et complètement passé de mode, au point que, parmi les dandys riches, personne au monde ne se serait plus permis de porter un tel veston. Son linge, sa longue cravate en forme de foulard, tout se présentait comme chez les gentlemen plus ou moins chic, mais le linge, à y regarder de plus près, était un peu sale, et le large foulard, un peu usé. Le pantalon à carreaux du visiteur faisait une impression des meilleures, mais, là encore, il était trop clair, et comme trop étroit, comme on n’en porte plus maintenant, de même que le chapeau mou de feutre clair, que le visiteur avait apporté et qui, là, réellement, jurait avec la saison. Bref, il y avait un air d’honnêteté et de moyens très réduits. On pouvait croire que le gentleman appartenait à cette catégorie d’anciens propriétaires terriens oisifs qui prospéraient sous le servage ; il avait vu, visiblement, le monde et la meilleure société, il avait eu jadis des relations et les avait gardées, sans doute, jusqu’à présent, mais, s’appauvrissant peu à peu suite à la joyeuse vie de sa jeunesse et à la suppression récente du servage, il avait dû être transformé en une sorte, pour ainsi dire, de pique-assiette du meilleur ton, errant de maison en maison chez ses anciens bons camarades, lesquels le recevaient pour son caractère avenant et facile et aussi du fait qu’il était, quoi qu’on dise, un homme honnête qu’il était même possible, devant n’importe qui, de faire asseoir à sa table, encore qu’évidemment à une place modeste.
(Éd. Actes Sud, trad. A. Markowicz, t. 2, p. 544-545.)
Ce diable modestement vêtu (plus modestement que « l’étranger » assez chic de Boulgakov), s’incarnant dans une sorte d’ancien noble appauvri par les réformes du tsar Alexandre II – qui avait aboli le servage en 1861 –, répond du tac au tac à Ivan qui met en doute la réalité de son existence, pour finalement reconnaître qu’il désire croire en elle. Il le traite de pique-assiette…
– C’est charmant, pique-assiette. Eh, mais j’ai l’air que j’ai. Qu’est-ce que je suis sur terre, sinon un pique-assiette ? À propos, je t’écoute, n’est-ce pas, et je m’étonne un petit peu : je te jure, c’est comme si tu commençais réellement à me prendre petit à petit pour quelque chose, oui, pour de vrai, et pas seulement pour le fruit de ta fantaisie, comme tu me le martelais la dernière fois…
(Ibid., p. 548.)

Tout comme le personnage de Woland dans Le Maître et Marguerite, le diable d’Ivan Karamazov semble soutenir une vision du monde où bien et mal, lumière et ténèbres, sont les deux faces indissociables d’une même réalité. Mais ce n’est pas sans malice que le diable de Boulgakov et celui de Dostoïevski soumettent à leurs interlocuteurs des métaphores provocatrices…

Sur ce point, on peut comparer notamment les passages suivants, et noter que le diable du « cauchemar d’Ivan » s’exonère lui-même de toute responsabilité, en affirmant avoir été « nommé » contre son gré au poste de « négateur ». Voyons tout d’abord ce qu’il en est du diable de Boulgakov…
Dans Le Maître et Marguerite (éd. Robert Laffont poche, 2018 ; p. 630), le disciple de Jésus, Matthieu, traverse le temps pour rendre visite à Woland (la dimension fantastique est assumée, contrairement au roman de Dostoïevski, où Ivan est censé rencontrer le diable en rêve).
– Je viens te voir, esprit du mal et seigneur des ombres, dit l’homme en jetant un regard hostile à Woland. – Si tu viens me voir, pourquoi ne me souhaites-tu pas le bonjour, ex-percepteur d’impôts ? dit Woland d’un ton sévère. – Parce que je ne veux rien te souhaiter de bon ! répliqua l’autre avec audace. – Mais il y a une chose dont il faut que tu prennes ton parti, répondit Woland dont la bouche dessina un sourire ironique. À peine es-tu apparu sur ce toit que tu as commis une bourde, et je vais te dire laquelle. Le ton sur lequel tu as parlé semblait signifier que tu refusais les ombres ainsi que le mal. Aie donc la bonté de réfléchir à cette question : à quoi servirait ton bien, si le mal n’existait pas, et à quoi ressemblerait la terre, si on en effaçait les ombres ? Les ombres ne sont-elles pas produites par les objets, et par les hommes ? Voici l’ombre de mon épée. Mais il y a aussi les ombres des arbres et des êtres vivants. Veux-tu donc dépouiller tout le globe terrestre, balayer de sa surface tous les arbres et tout ce qui vit, à cause de cette lubie que tu as de vouloir te délecter de pure lumière ? Tu es bête. – Je ne discuterai pas avec toi, vieux sophiste, répondit Matthieu Lévi.
Dans Les Frères Karamazov (trad. Emma Lavigne, éd. Gallmeister Litera, t. II, p. 526) :
Par une sorte de nomination intemporelle à laquelle je n’ai jamais rien compris, j’ai été désigné comme « négateur », alors que foncièrement, je suis bon et incapable de nier. Mais non, allez, va nier ; sans négation, paraît-il qu’il n’y aurait pas de critique, et a-t-on déjà vu une revue sans une section critique ? Sans critique, il n’y aurait qu’un « hosanna ». Mais pour la vie, un « hosanna » ne suffit pas, il faut que ce « hosanna » passe par le creuset du doute, et bon, ainsi de suite, dans ce genre-là. Du reste, je ne me mêle pas de tout cela, je n’ai rien créé, alors je ne réponds de rien. Et donc, on a désigné un bouc émissaire, on l’a forcé à écrire dans la section critique, et la vie est apparue. Mais nous comprenons cette comédie : moi, par exemple, j’exige mon anéantissement pur et simple. « Mais non, vis, me dit-on, sans toi, il n’y a rien. Si tout était raisonnable sur terre, il ne se passerait rien. Sans toi, il n’y aurait aucun événement, et il faut des événements. » Alors j’obéis à contrecœur, je fais en sorte qu’il se passe des choses et je fomente la déraison sur commande. Les gens prennent toute cette comédie au sérieux, malgré leur indubitable intelligence. C’est là leur tragédie. Bon, et puis ils souffrent, c’est certain, mais… malgré tout, au moins ils vivent, ils vivent pour de vrai, pas dans le fantastique ; car c’est cette souffrance qui fait la vie. Sans souffrance, quel plaisir y aurait-il à vivre – tout ne serait qu’un éternel Te Deum ; c’est saint, mais d’un ennui !
Il est troublant de constater que la citation de Goethe (Faust) choisie en épigraphe de son roman par Boulgakov : « Qui es-tu donc, à la fin ? – Je suis une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien » est évoquée dans Les Frères Karamazov, toujours dans ce dialogue entre Ivan et « le diable » (op. cit., p. 536-537).
Méphistophélès, lorsqu’il était chez Faust, a dit de lui-même qu’il voulait le mal, mais ne faisait que le bien. Chacun à sa guise, mais pour moi, c’est tout le contraire. Je suis peut-être la seule personne dans la nature à aimer véritablement la vérité et à désirer sincèrement le bien. J’étais là quand le Verbe mort sur la croix s’est élevé vers le ciel en portant sur son sein l’âme du brigand crucifié à sa droite, j’ai entendu les clameurs de joie des chérubins chantant et criant : « Hosanna », et le tonnerre d’extase des séraphins qui a fait trembler le ciel et l’univers tout entier. Et voilà, je jure sur ce qu’il y a de plus saint que je voulais me joindre au chœur et crier avec tous : « Hosanna ! » Ça sortait déjà… ça s’échappait de ma poitrine… C’est que, tu sais, je suis très sentimental, avec une sensibilité artistique. Mais le bon sens – oh, le trait le moins heureux de ma nature – m’a retenu là encore dans les frontières de ce qui est permis et j’ai laissé filer l’instant ! Car quoi, ai-je pensé à cet instant, que serait-il arrivé après mon « hosanna » à moi ? Tout se serait immédiatement éteint sur terre et il ne se serait plus rien passé.

Dans Le Froid (Холод), d’Andreï Guelassimov (Actes Sud, 2019, trad. Polina Petrouchina), apparaît un personnage diabolique nommé « le démon du vide ». L’intrigue du roman prend place dans la capitale de la République de Sakha, en Russie ; et plus précisément dans sa capitale, Iakoutsk, l’une des villes les plus froides du monde.
Le personnage principal, Filippov, metteur en scène mondialement connu, est originaire de cette ville mais réside le plus souvent à Moscou et dans les capitales européennes. Il se trouve cependant obligé de retourner à Iakoutsk pour annoncer à un ami scénographe – auquel il doit, en grande partie, son succès – qu’il vient de signer un contrat pour une pièce de théâtre à Paris, à laquelle celui-ci ne sera pas invité à participer. Cette difficile annonce pèse comme un fardeau sur Filippov et s’ajoute à la pesanteur de son existence, qu’il fuit en permanence grâce à l’abus d’alcool et à la pratique d’une inertie censée refléter son indifférence au monde. Mal-être contracté, on l’apprend assez vite, lors de la découverte de l’infidélité de son premier amour Nina, disparue dans de troubles circonstances, suivie de la mort d’un chien-acteur, due à une négligence coupable lors d’une représentation théâtrale… Le karma de Filippov n’est pas des plus légers, et il tente d’ailleurs, pendant une virée à Las Vegas, de le « réparer », en épousant très officiellement une chienne sur les conseils d’un fakir moldave.
Lorsqu’il commence son odyssée titubante à la recherche de son ami scénographe dans une Iakoutie pétrifiée par un froid de moins cinquante degrés, une énorme panne de chauffage et d’électricité vient de se produire et menace la population – hormis les potentats locaux – de graves pénuries, voire de mort par congélation.
Il croise, au fil de son périple, une ancienne compagne (Inga), un couple de Moscovites délocalisés (Pavlik et Zinaïda) au grand dam de leur jeune fils (Tioma), qui flirte avec la fille d’Inga (Rita), également courtisée par un « parrain » local (Danilov), lui-même scruté de près par un inspecteur de police (Tolik)…
Un personnage étrange fait de récurrentes apparitions au cours de cette odyssée : le « démon du vide », entité équivoque, pleine de malice et d’implacable ironie, mais qui poussera aussi le personnage à évoluer, l’aiguillonnant sans cesse…
Il apparut dans la vie de Filippov progressivement, d’une certaine façon. Le croisant à une soirée ou une autre, aux grandes premières, et même s’il le reconnaissait, Filippov mit longtemps à lui adresser la parole. La brochette de personnages dans ces occasions est toujours plus ou moins la même, c’est pourquoi on ne remarque personne en particulier. On se reconnaît les uns les autres et on s’en fout. Filippov pensait que c’était l’ami d’un ami, et qu’il n’avait pas besoin de lui parler. Puis ils se mirent à se saluer d’un signe de tête, à échanger quelques traits d’esprit et Filippov se dit que l’inconnu lui était sympathique. Il l’intriguait par sa repartie vive et originale, teintée à la fois d’un léger cynisme, de sans-gêne et d’une charmante simplicité. Mais ce qui les lia véritablement, ce fut la médisance. Ils se trouvèrent un jour assis côte à côte sur un étroit divan dans l’ambassade d’un petit mais très riche pays européen, et ils se régalèrent si bien à mettre en pièces tous les invités de la réception que Filippov, qui jusque-là mourait d’ennui, s’enticha de lui et l’adopta immédiatement. […] Filippov était sincèrement heureux d’apprendre que l’inconnu était son compatriote. Cela les rapprocha encore plus. À plusieurs occasions, ils partagèrent un taxi en rentrant à Moscou après de fastueuses fêtes à la campagne, et il put ainsi initier Filippov à son concept secret du vide. « […] quelle que soit la quantité de biens que l’humain amasse, ce ne sera de toute façon jamais assez. Il sera toujours poussé par le désir d’autre chose. Ou du moins par l’intuition qu’il existe encore autre chose. Et seul le vide est à même de remplir parfaitement l’âme humaine. Lui seul peut en combler le moindre interstice. C’est de la physique élémentaire, mon frère. Ça se discute pas. » Charmé par ce raisonnement, Filippov tissa des liens de plus en plus étroits avec l’inconnu, jusqu’au moment où il le trouva un matin au réveil dans son appartement. Il pensa tout d’abord qu’ils avaient trop picolé la veille et que le type avait passé la nuit chez lui. Mais le lendemain, son nouvel ami était de nouveau dans la place. Peu après, il dévoila à Filippov qui il était vraiment.
(Op. cit., p. 117-120.)

Ce démon anthropomorphe aux théories insaisissables surgira à plusieurs reprises, aussi souvent que lorsque Filippov se trouvera en situation délicate. Par exemple lorsqu’il part, légèrement vêtu, à la recherche de l’appartement de son ami par moins quarante degrés, priant pour qu’au moins il n’y ait pas d’interphone bloquant l’accès de l’immeuble, tandis que son compère le démon savoure une glace.
– T’es con ou quoi ? s’amusait dans son dos le démon. Toute la ville est privée d’électricité, quel interphone ? T’es sûr que tu veux pas de glace ? Je la finis. – Alors pourquoi la porte est fermée ? – On est lent à la comprenette… Elle est gelée. Tire plus fort.
(Op. cit., p. 166.)
Le démon conduit ensuite Filippov dans les sous-sols de la ville, puis le fait remonter dans un théâtre par le trou du souffleur. Le metteur en scène assiste alors à une sorte de parodie de l’événement le plus traumatique de sa propre vie : sa rupture avec Nina après l’infidélité de celle-ci. Difficile de dire si cette épreuve orchestrée par le démon a un caractère cathartique, ou s’il s’agit d’un mauvais tour particulièrement cruel du « démon du vide » à l’égard de Filippov (pourquoi pas les deux).
Après une confession des plus insolites auprès d’un ouvrier chauffagiste qu’il a pris pour un autre démon et qui ne comprend goutte à ses propos, Filippov entreprend de réparer les torts qu’il a causés et décide de sauver un gros chien qui le suit partout et qu’il soupçonne d’être la réincarnation du chien-comédien décédé. Découvrant petit à petit la véritable signification des événements survenus depuis son arrivée en Iakoutie, il se résout à ne plus se laisser simplement balloter comme un bouchon sur une rivière.
Le démon, sous des apparences pernicieuses, se révèlera finalement providentiel, ses capacités de destruction s’accompagnant de vertus réparatrices…

Entité authentique venue hanter son rêve ou chimère issue de l’esprit tourmenté d’Ivan, le diable des Frères Karamazov présente dans son aspect physique assez prosaïque ainsi que dans son attitude ironique des traits que l’on retrouvera chez ceux de Boulgakov et Guelassimov. Cependant son rôle dans l’intrigue de Dostoïevski reste équivoque. Potentiel reflet de la « fièvre chaude », de la maladie psychique d’Ivan, il ne semble guère aider le personnage à surmonter son trouble, tandis que le Woland de Boulgakov et le démon du vide de Guelassimov finissent par avoir une action à la fois déterminante et positive.
Le diable rêvé ou halluciné par Ivan Karamazov, en revanche, approfondit le questionnement métaphysique du personnage sur l’existence du mal, avec son propre registre métaphorique et parabolique (et souvent une pique ironique au passage).
Il raconte notamment l’histoire d’un libre-penseur convaincu de l’inexistence de Dieu et de l’au-delà. Une fois mort, ce « philosophe » découvre, stupéfait, « la vie future », et est condamné à marcher dans les ténèbres sur un quadrillion de kilomètres en châtiment de son incrédulité. Obstinément réfractaire, il se couche en travers de la route… puis au bout de mille ans, se décide à reprendre son chemin. Au bout d’un milliard d’années, il arrive enfin au paradis…
– Eh bien, sitôt les portes du paradis ouvertes et lui entré, il n’était pas là depuis deux secondes – et à sa montre, à sa montre (même si sa montre, à mon avis, devait s’être décomposée en éléments premiers dans sa poche depuis longtemps) –, il n’était pas là depuis deux secondes qu’il s’est exclamé que pour ces deux secondes ce n’était pas un quadrillion, mais un quadrillion de quadrillions qu’il fallait traverser, on pouvait même aller jusqu’à la puissance quadrillion ! En un mot, il a chanté un « hosanna », et il en a trop fait, si bien que les premiers temps, on ne voulait même pas lui serrer la main : on le trouvait trop vite passé dans le camp des conservateurs. Une nature russe.
(Op. cit., p. 531.)
Ce discours sur un « hosanna » intempestif, louange absolue qui anéantirait la Création, auquel le personnage du diable ne cesse de revenir, forme en quelque sorte, non une contradiction mais un contrepoint au récit du Grand Inquisiteur, qu’Ivan a imaginé et raconté à son (très pieux) frère Aliocha : tandis que le discours de cet inquisiteur démontrait à Jésus l’irrémédiable faiblesse des humains, incapables de supporter les exigences d’amour et de liberté proposées par le message du Sauveur, et dont l’angoisse ne peut être jugulée que par l’autorité et l’entretien du mystère, le diable, incarnant peut-être une partie de l’esprit d’Ivan, suggère que la lumière absolue du bien sans partage ne peut que ramener à la non-vie, à la disparition de l’Être en vertu d’une double négation : la négation du négatif, pourrait-on dire… Une forme de justification du mal à laquelle Ivan ne pourrait souscrire sans déchirement, lui qui est au plus haut point révolté par son existence :
« […] je renonce totalement à l’harmonie supérieure. Elle ne vaut pas les larmes, ne serait-ce qu’une seule petite larme de cette petite qu’on a martyrisée et qui se frappait la poitrine avec ses petits poings dans son réduit puant, et qui priait le “bon Dieu” avec ses petites larmes qui ne seront pas rachetées ! […] Je ne veux pas d’harmonie, au nom de mon amour pour l’humanité. Je préfère encore rester avec mes souffrances invengées. Je préfère rester avec ma souffrance invengée et mes indignations inassouvies, quand bien même j’aurais tort. »
(Éd. Gallmeister Litera, t. 1er, p. 476-477.)
Si elle ne résout rien – ni l’intrigue, ni un problème philosophique, ni une question religieuse –, cette intervention du diable creuse en tout cas le questionnement d’Ivan et ouvre dans le récit une nouvelle fenêtre métaphysique, non dénuée d’un humour très grinçant caractéristique des personnages dostoïevskiens.
Pourquoi, de tous les êtres au monde, suis-je le seul voué à la malédiction des gens comme il faut et même aux coups de botte, puisque c’est un risque qu’il faut accepter en s’incarnant ? Je sais bien qu’il y a là un secret, mais on refuse obstinément de me le révéler, parce que quand j’aurai deviné de quoi il retourne, peut-être entonnerai-je un « hosanna », et aussitôt, tout le négatif nécessaire disparaîtra et ce sera le début de la sagesse sur toute la terre, et avec elle, bien entendu, la fin de tout, même des journaux et des magazines, parce que, qui s’y abonnerait, je te le demande ?
(Op. cit., t. 2, p. 538.)

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