Pavel Sanaïev, « Enterrez-moi sous le carrelage »
- dutheilanne
- 2 mars 2024
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Pavel Sanaïev, Enterrez-moi sous le carrelage, traduit du russe par Bernard Kreise ; éd. Les Allusifs, 2009 ; 10/18 domaine étranger, 2010.
4e de couverture
Interdiction de suer, de quitter son collant, d’avaler tout rond ! Bienvenue dans le monde de Sacha, neuf ans, élevé par sa grand-mère moscovite. Mélange explosif de folie douce et d’amour écrasant, cette redoutable gorgone veille sur son petit-fils, tout en le couvrant d’injures et en le gavant de médicaments.
Au tableau familial, un grand-père prié de ne pas contredire et une mère déclarée persona non grata ! Sacha n’a guère d’autre choix que d’attendre et obéir. Imaginant d’improbables vengeances, il guette l’instant où le rêve basculera dans la réalité. Un grand roman de l’absurde aux accents gogoliens.
J’ai aimé : la verve teintée d’humour du narrateur dans ce drame haut en couleurs où le grotesque l’emporte souvent sur le tragique ; la construction très maîtrisée du roman ; la traduction de Bernard Kreise, que je perçois comme excellente (à défaut de pouvoir lire l’original en russe). Le petit Sacha, de santé très fragile, habite à Moscou avec sa grand-mère à demi-folle et son grand-père plutôt résigné ; sa mère, délaissée par son premier compagnon, vit avec un artiste que la grand-mère méprise. Ne pouvant subvenir aux besoins de son enfant, elle a dû, contre son gré, l’abandonner « aux bons soins » (si l’on ose dire, pour des « soins » aussi violents) de sa mère, avec qui elle entretient des relations catastrophiques. L’obsession de la grand-mère à « soigner » à longueur de journée ce garçon toujours malade, le soumettant à tous les traitements possibles et imaginables, l’attachement passionné de l’enfant à sa mère presque toujours absente, ainsi que les manies qu’il cultive pour parvenir tant bien que mal à vivre, m’ont parfois évoqué le début de la Recherche de Proust ; mais un Proust qui serait né dans une famille moscovite où la misère le dispute à la folie.
Je regrette que l’auteur, Pavel Sanaïev, n’ait pas (à ma connaissance) écrit d’autres œuvres, car son talent est indéniable et son roman, mémorable !
Extrait (p. 17-18, op. cit.)
– Pourquoi tu te lèves si tôt ? s’étonne grand-mère qui se tient dans l’embrasure de la porte, une théière en porcelaine à la main.
– Je me suis réveillé.
– Si tu pouvais ne plus jamais te réveiller !
Manifestement, elle n’est pas de bonne humeur.
– Lave-toi les mains et viens bouffer.
Je me les savonne soigneusement, deux fois, puis je les sèche avec la serviette-éponge aux lapins. Grand-mère jette un œil dans la salle de bains.
– Relave-toi les mains ! C’est cette serviette que le vieillard puant avec une mycose au pied a prise pour s’essuyer les mains !
Je me relave les mains, définitivement convaincu cette fois que grand-mère n’est pas de bonne humeur aujourd’hui. La faute en revient à grand-père, autrement dit au « vieillard puant », traduit en langage grand-maternel. Il est assis sur un tabouret de la cuisine et farfouille attentivement dans une salade préparée avec des légumes achetés au marché. Il a mis grand-mère en furie parce qu’il vient de retrouver la théière en porcelaine. Deux semaines plus tôt, elle y avait fait infuser une tisane à base de tussilage, puis elle l’avait posée dans un endroit bien visible, mais jusque-là elle n’avait pas pu la retrouver. Il y a dans la cuisine une telle quantité de pots, de flacons, de boîtes et de paquets que n’importe quel endroit visible devient invisible, et il suffit pour cela de retirer la main de l’objet posé à cet endroit. La théière a été retrouvée sur le réfrigérateur, entourée de trois sachets de thé, d’un pot rempli de kacha, de deux paquets de pruneaux et d’un réveille-matin cassé de Toula, en haut duquel se sont figés pour l’éternité deux ours forgerons tenant des marteaux démantibulés au-dessus de la clochette. Grand-mère a retiré le couvercle de la théière et, au lieu d’une infusion bienfaisante, elle y a découvert une masse moisie et s’est mise à vociférer que grand-père lui a transformé son cerveau autrefois brillant en un magma identique. Et elle se lance dans des récriminations tout en extrayant cette pourriture :
– J’étais une élève excellente, finaude, un vrai boute-en-train, quelle que soit la compagnie, les garçons m’adoraient. « Où est Nina ? Est-ce que Nina va venir ? » J’étais de toutes les balades, de toutes les réunions… Et il a fallu que je rencontre ce demeuré ! Mais pourquoi, mon Dieu ? Et alors je me suis transformée en débile.
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