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Olga Tokarczuk, « Maison de jour, maison de nuit »


Olga Tokarczuk, « Maison de jour, maison de nuit »
Olga Tokarczuk, « Maison de jour, maison de nuit »

Olga Tokarczuk, Maison de jour, maison de nuit, traduit du polonais par Maryla Laurent, éditions Noir sur Blanc, 2021 pour la traduction française.

 

Malgré l’impression que l’on peut avoir de prime abord en feuilletant Maison de jour, maison de nuit et en y découvrant des chapitres de longueur très variable sur des sujets divers, cette œuvre magnifique de l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk n’est pas un recueil de nouvelles mais bien un roman.

La narratrice, une jeune femme, et son compagnon, « R. », viennent s’installer pour la belle saison dans un village du sud-ouest de la Pologne, en Silésie. La nature environnante, les êtres et les choses – au milieu desquels se détache nettement leur voisine Marta, proche et mystérieuse – donnent le départ à de multiples récits, dont les thèmes et les personnages s’entrecroisent.

Le « fil rouge » le plus visible est l’histoire d’un jeune moine, Paschalis, fasciné par la figure de sainte Kümmernis, qui déguisa sa beauté en face du Christ (barbu) pour protéger sa vertu ; mais la pelote de ce roman comporte de nombreux fils.

D’une part, des personnages que l’on retrouve tout au long du texte : Bidule-Machin le voisin qui peut voir les spectres, Ergo Sum le professeur distingué qui mangea un jour de la chair humaine, Marta, perruquière-philosophe chère au cœur de la narratrice… D’autre part, des thèmes récurrents : la division de l’existence entre part diurne et part nocturne (« La vie se déroule pour moitié dans l’obscurité », p. 216), les champignons vénéneux (parfois mangés) dont la présence insistante s’explique dans un chapitre intitulé « Ma champignité » (« Si je n’étais pas un être humain, je serais un champignon », p. 54) ; les couteaux (fabriqués, suspendus, entrecroisés) ; le féminin dans le masculin et inversement ; la divination ; la lune et les éclipses ; les spectres et possibles vampires – Marta, ne passe-t-elle pas tout l’hiver allongée dans une caisse, à la cave ? Récurrent aussi, le thème de la Silésie encore allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, et des Allemands, dont les familles ont été expulsées à la fin de la guerre, qui reviennent sur les lieux de leur enfance…

 


Ville de Breslau, vers 1900. (Photo Werner Loew via Wikimedia Commons.)
Ville de Breslau, vers 1900. (Photo Werner Loew via Wikimedia Commons.)
Breslau, vers 1900. De nos jours : Wroclaw. La Basse-Silésie resta allemande pendant sept siècles, avant de devenir territoire polonais à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

 

Chaque sujet est traité à travers plusieurs chapitres ; chaque personnage, alors que l’on pensait son histoire close, ressurgit pour engendrer de nouveaux développements…

Outre sa « champignité », la narratrice se caractérise par une capacité d’observation pure, comme détachée d’elle-même et du monde, sur laquelle elle revient à plusieurs reprises.

Le rêve qui ouvre le roman introduit déjà ce thème.

La première nuit, j’eus un rêve immobile. Je rêvais que je n’étais qu’un pur regard, juste une vision, et que je n’avais ni corps ni nom. D’un point indéfini, très haut au-dessus du vallon, j’avais vue sur tout, ou presque tout. Je me déplaçais dans cette vision mais je ne bougeais pas. C’était plutôt le monde qui se présentait à moi quand je le regardais, il approchait ou reculait, de sorte que je pouvais tout apercevoir simultanément ou, simplement, examiner un détail infime. (P. 9.)

Beaucoup plus loin dans le roman, la narratrice évoque le premier éveil de sa conscience, alors qu’à l’âge d’un an, elle fait l’objet d’une séance de photographie chez les Kampa, parents de sa nourrice allemande. Cet éveil s’accompagne aussitôt d’une « sortie » hors de soi, et l’auteur semble ici faire la généalogie de son don d’observation pure :

[…] je sortis hors de moi-même pour me regarder de l’œil de cet objectif, d’un regard autre, pas complètement mien, un regard froid, distant, indifférent, qui par la suite allait noter de façon aussi dénuée de passion les gestes de ma main, le frémissement de ma paupière, la touffeur de la pièce et les pensées, toutes les pensées, n’importe lesquelles, y compris celles qui restaient inachevées. Ce regard, depuis un point en dehors de moi, avec lequel j’observe, va se manifester de plus en plus souvent à partir de ce moment-là, jusqu’à finalement commencer à me transformer moi-même, car je perdrai la certitude de savoir qui je suis, où se trouve mon centre, le point autour duquel s’ordonne tout le reste. (P. 240-241.)

L’aventure de Peter Dieter, l’un de ces Allemands qui ont vécu une partie de leur jeunesse en Pologne, mêle une évocation du passé de la Silésie, une réflexion sur le temps et la métamorphose ; sur la frontière, aussi : c’est une jambe en Pologne, l’autre en Tchécoslovaquie (et en mangeant un chocolat), que meurt Peter. Il peinait à reconnaître un environnement trop modifié. Près de son ancien village, il rend l’âme, alors que son épouse l’attend plus bas, dans leur voiture. Deux gardes-frontières tchèques trouvent le corps, se représentent le travail supplémentaire que va engendrer cette découverte, décident finalement de pousser la jambe de Peter côté polonais… Mais peu après, des militaires polonais remettent le corps côté tchèque…

Peter retint de sa mort, avant que son âme s’en aille pour toujours, un mouvement mécanique dans un sens puis dans l’autre, comme un balancement sur une arête, une halte debout sur un pont. En fait, la dernière image qui apparut dans son cerveau en voie d’endormissement fut celle de la crèche d’Albendorf : des personnages en bois qui glissent dans un paysage peint, en exécutant les gestes mécaniques qui leur ont été attribués. (P. 101.)

Les histoires insolites ne manquent pas, telle celle du pieux Franz Frost, très perturbé, au début des années 1930, par l’annonce de la découverte d’une nouvelle planète. Hanté par d’affreux cauchemars où il voit son fils mourir empoisonné (par des champignons, décidément…), il décide d’en parler au curé du village.

– Je fais des rêves qui ne sont pas à moi. Ils m’empêchent de vivre. Le curé de Königswald tourna les yeux vers un point au-dessus de sa tête et répondit : – Est-ce que les rêves peuvent jamais être à soi ? (P. 130.)

Ne parvenant à obtenir aucune aide du prêtre, Franz Frost décide de se tailler un couvre-chef dans le tronc d’un frêne, afin de se protéger de l’influence néfaste de la fameuse planète.

Cet astre diffusait de puissants cauchemars qui épuisent l’esprit, affaiblissent la conscience au point que l’homme finit par ne plus savoir à quoi s’en tenir et devient fou. Grâce à son chapeau de bois, il alla un peu mieux. Là où chaque nuit, dans le jardin, il enterrait son enfant mort, il planta un pommier de Transparente blanche. Jamais pourtant il n’en goûta les fruits parce que la guerre arriva et qu’il fut enrôlé dans la Wehrmarcht. Il serait mort à cause de ce chapeau parce qu’il n’aurait pas voulu le remplacer par un casque. (P. 131.)

Revient sans cesse dans le roman cette interrogation sur les rêves – à qui appartiennent-ils ? peut-on y rencontrer des personnes réelles ? – mais aussi sur les langues, le silence.

Surtout les silences de Marta, qui semblent engendrer une singularité dans l’espace-temps.

Elle se levait en silence, imperceptiblement, pour aller s’occuper de sa rhubarbe ou de ses perruques remisées dans des boîtes en carton, tandis que notre élaborat commun, notre silence partagé s’étirait derrière elle. Il y en avait plus qu’avant, il devenait plus grand encore. Je restais alors seule en lui, ramenée à deux dimensions, sans propriété, dans une semi-existence qui ne pouvait être qu’un éblouissement étiré dans le temps. (P. 50.)

Viendra pour la narratrice et son compagnon le temps de quitter la maison, la Toussaint approchant ; le temps, pour Marta, de rejoindre son lieu d’hivernage, ou plutôt d’hibernation…

J’entrai chez elle, mais tout était vide. […] Je savais que la porte de la cave était dans mon dos. Elle était fermée, mais les cadenas pendaient ouverts aux moraillons, prêts à bouger. Je pouvais me lever, l’ouvrir et descendre pour me coucher à côté de Marta dans le noir et l’humidité, à proximité des tas de pommes de terre qui attendaient le printemps. Je pensais cela, mais il est difficile de réfléchir dans la maison de Marta, elle est comme une éponge qui absorbe les idées avant que celles-ci ne naissent. En échange, elle ne donne rien, ne promet rien, ne trompe pas, il n’y a pas d’avenir et le passé se change en objets. (P. 202.)

L’écrivaine sait si bien parler du silence qu’elle nous convainc de la supériorité de ses écrits sur celui-ci. S’il est d’or et la parole, d’argent, alors le style d’Olga Tokarczuk – transmis en français par le talent de la traductrice Maryla Laurent – est de diamant…

 

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