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Olga Tokarczuk, « Le banquet des Empouses »


Olga Tokarczuk, « Le banquet des Empouses »
Olga Tokarczuk, « Le banquet des Empouses »

Olga Tokarczuk, Le banquet des Empouses, traduit du polonais par Maryla Laurent, éditions Noir sur Blanc, 2024.

 

Olga Tokarczuk reprend dans ce roman l’intrigue de La Montagne magique de Thomas Mann pour en livrer une nouvelle version radicalement différente. Le jeune homme qui se rend dans un sanatorium n’est pas le jeune Allemand Hans Castorp mais un jeune Polonais, Mieczysław Wojnicz, atteint par la tuberculose. Il est originaire de Lwów, « une région plate », dit le médecin Semperweiß (il s’agit de Lviv, de nos jours en Ukraine). Le sanatorium se trouve non à Davos, en Suisse, mais à Görbersdorf – la Basse-Silésie, ses moyennes montagnes des Sudètes, ses forêts –, en territoire prussien au moment où se déroule cette histoire, juste avant la Première Guerre mondiale ; village qui se nomme à présent Sokołowsko et a été attribué à la Pologne en 1945.

C’est donc dans un monde dont nous percevons d’emblée l’instabilité que s’ancre l’aventure singulière du jeune Mieczysław Wojnicz et de ses compagnons d’infortune. Motif encore accentué par la navigation permanente entre plusieurs langues, l’allemand (langue officielle du lieu), le polonais (langue maternelle d’un peuple qui, au moment où se déroule cette histoire, a perdu sa souveraineté depuis plus d’un siècle), et un dialecte local plus ou moins marmonné ou murmuré par des autochtones dont l’attitude restera fondamentalement ambiguë.

Dans ce « roman d’épouvante naturopathique » (sous-titre qui traduit le polonais : horror przyrodoleczniczy, expression dont il serait intéressant de connaître le sens précis ; a priori « horreur naturelle », « horreur de thérapie naturelle »…), les vies, les destins, se révéleront aussi mouvants que les frontières et les périmètres linguistiques*.

Dans cette parenthèse temporelle qu’offre aux résidents leur séjour au sanatorium, loin de leur vie quotidienne, les discussions philosophiques entre les protagonistes vont bon train, rythmées par des tournées plus ou moins copieuses de Schwärmerein, eau-de-vie locale dont la composition inclut des champignons hallucinogènes. Longin Lukas, catholique de Königsberg (Królewiec, en polonais ; de nos jours : Kaliningrad), August August, « humaniste et spécialiste en langues anciennes », de Vienne, Walter Frommer, « théosophe » et conseiller secret de la police, Thilo von Hahn, étudiant des Beaux-Arts, jeune peintre paysagiste fragile et tourmenté, se contenteront finalement des soins de jour au sanatorium, et continueront à être hébergés à la « Pension pour Messieurs » (Gästehaus für Herren) de Wilhelm Opitz, aubergiste aussi haut en couleurs qu’inquiétant, censé souffir, lui aussi, de la tuberculose.

Il apparaîtra cependant que le bacille de Koch n’est peut-être pas l’entité la plus dangereuse de cette histoire, car dans cette contrée où la nature et les légendes dominent encore les espaces urbanisés empreints de rationalité, d’étranges phénomènes se produisent ; chaque année, un curiste meurt dans des conditions mystérieuses, son corps retrouvé en morceaux dans la forêt…

Roman d’apprentissage où le jeune héros sera révélé à lui-même, roman d’épouvante où la nature exprime, à travers ses gardiennes, une force aussi puissante qu’ambivalente, roman féministe, enfin, au terme duquel Olga Tokarczuk donne les noms des auteurs (illustres) qui ont inspiré les propos misogynes tenus par les personnages du roman, Le banquet des Empouses est l’une des œuvres les plus réussies de l’autrice polonaise, dans la veine de Sur les ossements des morts (éditions Noir sur Blanc, 2012, pour la traduction française).

On retrouve ici des thèmes chers à l’auteur : la violence des hommes, la richesse et l’étrangeté de la nature, le contour mouvant des choses, l’appartenance à une minorité, linguistique ou sexuelle, par exemple ; et la passion des champignons, omniprésents dans le récit.

Mais au fait, qui sont les Empouses ? Mieux vaut lire le roman de bout en bout, en leur compagnie, pour s’en faire une idée exacte…

 

* La situation « minoritaire » des curistes polonais sur ce territoire prussien prend une teinte légèrement ironique lorsque l’on connaît la suite de l’histoire (la grande) : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de Polonais exilés de Lwów, ville d’origine du héros du roman, prendront la direction de la Basse-Silésie et en particulier de sa capitale, Wrocław, d’où furent chassés les Allemands, tandis que Lwów sera intégrée à l’URSS (puis à l’Ukraine lors de la déclaration d’indépendance de ce pays en 1991).

POLOGNE 1920 Carte d'un atlas britannique de 1920, montrant les frontières demeurant indéterminées après les traités de Brest-Litovsk et de Versailles, et avant la Paix de Riga.
POLOGNE, 1920. – Carte d'un atlas britannique de 1920, montrant les frontières demeurant indéterminées après les traités de Brest-Litovsk et de Versailles, et avant la Paix de Riga. (Via Wikimedia Commons.)

 

Extrait :

 

Mieczysław rend visite à son jeune ami Thilo von Hahn, qui, de plus en plus affaibli, reste la plupart du temps dans sa chambre, à peindre ou se reposer. Thilo lui enjoint de bien observer une toile de Herri met de Bles (un peintre flamand du XVIe siècle), représentant un paysage et un thème biblique, le sacrifice d’Isaac.

 

Il se rapproche du tableau, son regard est fatigué, mais concentré au point de faire monter des larmes d’effort. Sa vue se brouille légèrement et le paysage se transforme en taches de vert et d’ocre, de marron et de gris dilué. Le tableau revient à ce dont, en réalité, il se compose : des touches et des traits de couleurs, des coups de pinceau, de petites particules qui se regroupent en formes vagues et imprécises. Et lorsque l’attention de l’observateur se trouve endormie pour de bon, alors une nouvelle vision émerge du tableau, les anciens contours façonnent un élément complètement nouveau, qui apparemment n’était pas là alors qu’il devait y être puisque Mieczysław le voit maintenant. Il pousse un cri d’effroi et tourne les yeux vers Thilo. Son ami le regarde avec satisfaction. – Tu as vu quoi ? demande-t-il. – Quelque chose comme… je ne sais pas. Un visage… un corps ? Une chose vivante ? – Chacun voit quelque chose de différent. C’est une projection. Herri met de Bles, c’est justement cela, dit-il. – C’était quoi ? interroge Mieczysław, effrayé. – Ça n’a pas disparu. C’est toujours là. Une illusion, ne crains rien. – Mais le tableau… Laquelle des deux images est vraie ? – Les deux sont vraies. Celle-ci et celle qui est à l’intérieur quand tu modifies ta manière de voir, quand tu plisses les yeux. […] Aussitôt après, la situation devient encore plus étrange, car Thilo affirme qu’un paysage est en mesure de tuer un homme. Qu’il a en lui une énorme puissance parce qu’il est la concentration de diverses énergies, parce qu’il est une apothéose de la géométrie. C’est également ce qui se passe ici, à Göbersdorf où, une fois l’an, le paysage s’octroie son sacrifice et tue un être humain. Que tant de gens se retrouvent ici est une énorme erreur, parce qu’ils deviennent ainsi des victimes potentielles du lieu lui-même. Ici, le paysage les observe en permanence. (Op. cit., p. 177 et 179.)

Herri met de Bles, « Le sacrifice d’Isaac », v. 1535-1545.
Herri met de Bles, « Le sacrifice d’Isaac », v. 1535-1545. (Via Wikimedia Commons.)

 

 

 

 

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