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Mikołaj Łoziński, « Stramer »


Mikołaj Łoziński, « Stramer ».
Mikołaj Łoziński, « Stramer ».

Mikołaj ŁozińskiStramer, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, Éditions Noir sur Blanc, 2022.


Nathan, Juif de Pologne, a un frère, Ben, qui a réussi en Amérique. Pour épouser la femme qu’il aime, Rywka, il retraverse l’Atlantique pour retourner à Tarnów s’installer avec elle, dans le quartier juif de la ville. Naissent six enfants dont cinq vivront : Rudek, Hesio, Salek, Rena, Wela, Nusek. Nathan, que son épouse aimerait voir réussir enfin en affaires – il lui a promis de l’emmener voir la mer –, multiplie les expériences professionnelles plus ou moins concluantes ; finit par se faire embaucher par une compagnie d’assurances après l’échec de son restaurant, dans lequel il avait dû rendre les sièges bancals pour obtenir un meilleur roulement des clients… qui désertèrent ce lieu inconfortable.

Des cinq enfants devenus grands, Rudek est certainement le plus sage et le plus réaliste. Hesio et Salek sont invinciblement attirés par le communisme d’une URSS dont il est difficile de dire, en ces années 1930, si elle constitue une menace supplémentaire ou une issue devant la montée du nazisme.

La guerre est proche, mais la famille Stramer, absorbée par ses préoccupations, n’en prend pas tout à fait conscience malgré une inquiétude sourde, quasi permanente, et de sporadiques colères devant l’absence de respect d’un nombre grandissant de leurs concitoyens ; une forme d’accoutumance aux flambées d’antisémitisme semble empêcher la perception d’un péril extrême (qu’il est d’ailleurs beaucoup plus commode de percevoir « vu de l’avenir », dans une facile lucidité rétrospective).


Nathan garde de l’Amérique de son frère bien aimé une ceinture inusable – bien que portée chaque jour et utilisée pour châtier les enfants – et des locutions en anglais, d’un usage quotidien, elles aussi. Sa naïveté n’a d’égale que sa détermination, qui fait place à la dépression lorsqu’il constate l’échec de chaque affaire qu’il entreprend (c’est alors le « rhume d’estomac », qui lui fait garder le lit plusieurs jours, le temps de retrouver l’énergie qui le lancera dans une nouvelle affaire, aussi peu fructueuse que la précédente…). Il est souvent le seul à ne pas voir le défaut de ses initiatives, mais ne tolère pas la contestation. Ainsi, dans l’affaire des chaises bancales…


Voyant la mine de Rywka et des enfants, Nathan comprit ce qu’avaient pu ressentir d’autres pionniers en avance sur leur époque. Il se souvenait du premier tramway, dont on disait, avant même qu’il ait quitté le dépôt et soit mis en circulation dans les rues de Tarnów, qu’il avait écrasé un soldat, un enfant et sa nourrice, ainsi qu’une vieille dame. Les grands découvreurs s’étaient heurtés à la même incompréhension, à la même mauvaise volonté et au même rejet, y compris de la part de leurs proches. Ils lui firent de la peine. Car pour qui aurait-il scié tous ces pieds ? Ce n’était pas pour lui ! Lui, il a déjà vu la mer.Il l’a fait pour sa famille. Plus tard, ils le remercieront. À commencer par Rudek, l’aîné, qui par un triste jour reprendra l’affaire. Mais avant que ce jour arrive, tu as encore beaucoup de choses à apprendre, mon fils. Beaucoup. Ça se voit tout de suite qu’il n’a pas été en Amérique. Plutôt que de l’emmener voir la mer en Pologne, ça ne serait pas mieux de l’envoyer à New York chez son oncle ? Que le gamin voie à quoi ressemble le vrai monde, sans compter que le monde aurait ainsi l’occasion de découvrir l’idée géniale de Nathan Stramer. C’est bien là-bas qu’on dit « less is more » ? Alors, voilà : moins de chaises, c’est plus d’argent. (P. 94-95.)

Les jeunes Hesio et Salek, qui lisent Marx au risque de devenir « bigleux », d’après leur père qui a une hantise des lunettes, sont rapidement séduits par le communisme, qui leur semble non seulement une solution à l’inégalité des conditions mais aussi à l’antisémitisme. Ils manifestent une grande admiration pour un avocat tarnowien, Zawadowski, défenseur de la cause, dont Rena, leur sœur, deviendra la maîtresse. La première fois que Salek et Hesio rencontrent physiquement Zawadowski, l’avocat est venu consommer dans le café paternel en oubliant son portefeuille, ce qui a conduit Nathan Stramer à le « garder en otage » jusqu’à ce que son associé lui fasse parvenir son dû, à la grande honte des deux frères communistes…

Le statut, pour sa fille, d’amante d’un homme déjà marié n’est pas du goût de Nathan, mais pour Rywka, c’est surtout le départ de ses enfants qui sera difficile à accepter :


« Ils vont vivre à la colle ! hurla Nathan à son retour. Avec sa femme et ses enfants, peut-être ? It’s a shame ! » Ils n’avaient plus à la maison que Wela et Nusek, chacun dans son propre lit, bien sûr. Les benjamins trouvaient que l’appartement s’était agrandi, que la table de la cuisine, plus bancale encore qu’avant, s’était allongée, et que l’armoire avait gagné en profondeur et la commode en largeur. Comme si les meubles grandissaient en même temps qu’eux. Sans Rudek, Salek, Hesio et Rena, le logement de la rue Goldhammer paraissait bien vide à Rywka. Elle s’essuyait les yeux avec un coin de son tablier. Ces temps-ci, cela lui arrivait souvent. Pour des motifs futiles. Une chansonnette que quelqu’un sifflotait dehors. La carte postale représentant la mer et grignotée par des souris qu’un vieux juif en redingote essayait de lui fourguer au marché. Une robe de Wela déchirée à l’emmanchure. Un souvenir de son Nisko natal. Parfois, quand elle contemplait dans la glace ses longs cheveux gris, elle se surprenait à penser : Déjà ? C’est tout ? Elle revoyait sa mère comme si c’était la veille, à Nisko, nattant ses boucles noires. Sa mère qui la poursuivait du matin au soir avec ses questions : « Que fais-tu, ma chérie ? Où vas-tu ? Fais attention aux… ». Maintenant Rywka venait de voir dans la glace le regard de sa mère. (P. 161.)

Tandis que Rudek trouve un travail, épouse Ruth, qui donnera naissance à la petite Róza, Hesio puis Salek passent par la case prison en tant que dangereux bolcheviques, Wela et Nusek grandissent dans l’ombre de leurs aînés, et à Tarnów, après un début insidieux, de plus en plus vite se met en place la politique de discrimination des Juifs de Pologne, avant la mise en œuvre des lois antijuives du Reich dans le territoire occupé.

Une ville apparaît alors comme une issue, un possible salut : Lwów (de nos jours Lviv, en Ukraine), ville polonaise alors occupée par les Russes. Mais pourra-t-on faire passer la frontière à toute la famille ?…

Mikołaj Łoziński raconte cette histoire ancrée dans l’Histoire d’une plume sobre, alerte, d’une grande fluidité. Il alterne l’emploi du passé et du présent, le discours indirect libre et le dialogue, faisant vivre sous nos yeux les membres de cette famille, leur insufflant une existence qui nous intéresse et nous touche.


Depuis qu’il travaillait comme agent d’assurances à l’Assicurazioni Generali Trieste, il avait compris que pour gagner la confiance des gens et les convaincre, il fallait d’abord être rasé de près et avoir des chaussures propres. D’après le patron de l’agence de Tarnów, c’était la base. Tout le reste, et notamment l’argumentation, n’avait encore jamais convaincu qui que ce soit de souscrire une police d’assurance. Et les livres ? Ça n’est pas dommage de s’user la vue et de gaspiller son temps avec ? « Impossible d’en faire des chaises, le provoque Salek. – Tu pourrais les scier », renchérit Hesio. Depuis qu’il a un travail, il est de meilleure humeur et c’est pourquoi les garçons s’enhardissent. Ces derniers temps, les maux liés à son rhume d’estomac ont disparu. (P. 130.)

 

En lisant un roman évoquant une famille juive polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, on peut avoir le sentiment de s’apprêter à suivre un chemin douloureux dont l’issue est déjà connue. Mais dans ce beau roman, en dépit de réalités historiques irréversibles, c’est la vie qui prend le dessus, apportant un véritable bonheur de lecture.



Maurycy Minkowski, « Après le pogrom » (v. 1910)
Maurycy Minkowski, « Après le pogrom » (v. 1910)





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