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« Maître et serviteur », de Léon Tolstoï


Ivan Chichkine, Hiver (1890). Domaine public via Wikimedia Commons.
Ivan Chichkine, « Hiver » (1890). Domaine public via Wikimedia Commons.

Léon Tolstoï, Maître et serviteur, (Хозяин и работник), in La mort d’Ivan Illitch suivi de Maître et serviteur, traduit du russe par Boris de Schlœzer, éd. Stock, coll. Bibliothèque cosmopolite, 1987.

 

C’est l’hiver dans une campagne russe. Un riche marchand, Vassili Andréitch Brékhounov, doit se rendre chez un autre marchand du voisinage afin de lui acheter, au meilleur prix, une forêt qu’il convoite et négocie depuis longtemps.

Au lendemain d’une journée festive, le voilà prêt à se mettre en route. C’est en traîneau, avec son fidèle serviteur, modeste paysan nommé Nikita – dont il accepte la compagnie sur les conseils de son épouse – et un bon cheval d’attelage que le marchand Brékhounov accomplira son petit voyage d’affaires dans une localité voisine, en vue d’obtenir la forêt de Goriatchkino avant que d’autres marchands avisés ne la lui soufflent.

Brékhounov traite habituellement Nikita avec bienveillance mais sans générosité excessive : il ne lui verse que la moitié de son salaire, prétendant compenser le reste par des dons en nature qui ne couvrent pas la somme due et ne trompent nullement Nikita et sa femme Marfa, qui ont résolu de s’en accommoder.

Nikita prépare le traîneau. Une botte de paille, une serpillière, une toile de jute, et pour seuls vêtements des bottes trouées, un habit élimé et un caftan, cet équipement léger lui semble suffisant pour entreprendre un si bref voyage. Son maître s’engoncera quand même dans une pelisse de mouton, et c’est avec assurance que les deux hommes feront démarrer le traîneau, glissant sur une neige abondante que balaie un vent glacial.

Dès la sortie du village, le vent leur paraît plus fort que prévu ; il soulève si bien la neige que la route n’est déjà presque plus visible.

 

Des tourbillons de neige couraient sur les champs, et l’on ne discernait plus la ligne où le ciel et la terre se rejoignent. La forêt de Teliatino, qu’on distingue toujours très bien, ne se laissait entrevoir que par instants comme une tâche noirâtre à travers la neige poussiéreuse. Le vent venait de gauche, chassant obstinément vers la droite la crinière du Bai et sa queue bien fournie, serrée en un gros nœud. Le long col de Nikita, qui était assis sous le vent, se collait à son nez et à sa joue. – Il ne peut donner sa vraie allure : trop de neige, dit Vassili Andréitch, fier de son bon cheval. J’ai été une fois avec lui à Pachoutino ; eh bien, il m’y a conduit en une demi-heure. – Quoi ? demanda Nikita qui n’avait pas entendu, à cause de son col. – Je te dis qu’il m’a conduit à Pachoutino en une demi-heure, cria Vassili Andréitch. – Il n’y a pas à dire, c’est un bon cheval, dit Nikita. Ils se turent un moment. Mais Vassili Andréitch avait envie de parler. – Eh bien, achèterez-vous un cheval au printemps ? demanda-t-il en parlant très haut. – Oui, impossible d’y échapper, répondit Nikita en abaissant le col de son caftan et en se penchant vers Vassili Andréitch. Le gars a grandi, il est temps qu’il laboure lui-même. – Eh bien prenez donc l’Osseux ; je ne vous le vendrai pas cher, cria Vassili Andréitch, se sentant excité et par cela même prêt à maquignonner, occupation qu’il préférait à toute autre et qui absorbait toute son intelligence. – Peut-être me donnerez-vous plutôt une quinzaine de roubles et j’en achèterai un à la foire aux chevaux, dit Nikita qui savait bien que l’Osseux que voulait lui repasser Vassili Andréitch valait tout au plus sept roubles, et que Vassili Andréitch le lui compterait vingt-cinq roubles, après quoi on n’en obtiendrait plus un sou durant six mois. – C’est un bon cheval. Je te veux du bien comme à moi-même. En tout conscience ! Brékhounov n’a jamais fait de tort à personne. Je préfère encore y perdre. Ce n’est pas comme chez les autres, sur l’honneur ! cria-t-il de cette même voix qu’il prenait pour en imposer aux acheteurs et aux vendeurs. C’est vraiment un bon cheval. – Ça c’est vrai, prononça Nikita en soupirant ; et voyant que Vassili Andréitch se taisait, il lâcha son col qui aussitôt lui recouvrit le visage et l’oreille. (Ouvrage cité, p. 142-143.)

 

Le temps se gâte encore un peu, et ils ne tardent pas à s’égarer. La neige soufflée par le vent recouvre les jalons, la nature métamorphosée par l’hiver semble être devenue un vaste trompe-l’œil où chaque buisson, chaque arbre se fait passer pour un autre…

Le traîneau continue de tâtonner, le cheval donne des signes de fatigue… Le maître s’impatiente et rudoie quelque peu son serviteur, qui endure les reproches sans mot dire.

Ils arrivent enfin dans un village de leur connaissance : Grichkino. Quelques maisons, une rue praticable, du linge abandonné dehors, qui n’en finit pas de geler… Ils croisent un villageois qui leur suggère de faire halte, mais Vassili Andréitch est pressé d’arriver à destination, car il redoute que la bonne affaire ne profite à un autre.

Ils repartent donc immédiatement, croisent un curieux attelage de fêtards avinés, perdent de nouveau leur chemin, s’en remettent à leur cheval qui les ramène sains et saufs à Grichkino. Ils acceptent l’hospitalité du plus riche marchand du village, qui les invite à venir se réchauffer un peu en compagnie de sa famille. Enhardi par l’eau-de-vie, Brékhounov décline l’offre de passer la nuit.

 

– Impossible, frère. J’ai des affaires sérieuses, répondit Vassili Andréitch. Ce qu’on a perdu en une heure, on ne peut le rattraper en un an, ajouta-t-il, se souvenant de la forêt et des marchands qui voulaient la lui enlever. […] Quant à Nikita, il n’avait nulle envie de partir ; mais il était habitué depuis longtemps à n’avoir plus de volonté à soi et à être au service d’autrui. Personne donc ne retint les voyageurs. (P. 172.)

 

Peu de temps après, Nikita et son maître s’égarent de nouveau. Il fait presque nuit, le vent se renforce et le moindre repère devient invisible. Nikita finit par décider de passer la nuit dans un ravin qui les protègera un peu des rafales de vent.

Vassili Andréitch prend la meilleure place dans le traîneau, tandis que son serviteur, de bonne grâce, s’installe comme il peut au-dehors, enroulé dans son caftan. Brékhounov, tout d’abord, poursuit ses calculs au sujet de la forêt convoitée et de ce qu’elle pourrait lui rapporter. Mais saisi d’effroi après avoir entendu le hurlement d’un loup, il se met à redouter une issue fatale à ce qui ne lui semblait qu’une petite mésaventure.

S’avisant que son serviteur n’a que peu de choses à regretter de son existence terrestre contrairement à lui-même, Vassili Andréitch résout de prendre le cheval et d’essayer de sauver sa propre vie. Mais il se met à tourner en rond ; une terreur le prend, et revenu à son point de départ, il décide de ne plus s’éloigner du traîneau.

Il y retrouve Nikita qui, presque inconscient, lui murmure sa fin prochaine.

 

Vassili demeura quelques secondes immobile et silencieux, puis, brusquement, de ce même air décidé qu’il prenait pour frapper dans la main d’un client en concluant une affaire avantageuse, il recula d’un pas, releva les manches de sa pelisse et se mit à rejeter des deux mains la neige qui recouvrait Nikita et le traîneau. Ayant rejeté la neige, Vassili Andréitch défit sa pelisse et, poussant Nikita au fond du traîneau, il s’étendit sur lui, le recouvrant ainsi de sa pelisse, de son corps brûlant. Ayant glissé les pans de la pelisse entre les parois du traîneau et Nikita, Vassili Andréitch, tout en les maintenant sous ses genoux, resta couché sur le ventre, la tête appuyée contre le devant du traîneau. Il n’entendait plus maintenant ni les mouvements du cheval, ni les sifflements de la tempête, mais tendait seulement l’oreille au souffle de Nikita. Nikita demeura d’abord quelque temps immobile, puis il soupira, et bougea légèrement. – Voilà ce que c’est ! et toi, tu disais : je meurs. Reste bien tranquille, réchauffe-toi. Nous autres, c’est comme ça… Mais à son grand étonnement, Vassili Andréitch ne put continuer, car ses yeux se remplirent de larmes et sa mâchoire inférieure se mit à trembler convulsivement. Il cessa de parler, s’efforçant de ravaler ce qui lui montait à la gorge. « J’ai eu trop peur, songea-t-il, je suis trop affaibli. » Cependant, non seulement cette faiblesse ne lui était pas désagréable, mais elle lui faisait éprouver au contraire une joie singulière qu’il n’avait encore jamais connue. (P. 213-214.)

 

Dans Maître et serviteur, la maîtrise de Tolstoï atteint des sommets. La construction du récit au cordeau (rythme des séquences, alternance et retour des motifs), l’expression de la splendeur et de l’hostilité des paysages enneigés, de l’angoisse sourde qui monte devant le possible surgissement d’une tragédie dans la vie paisible du marchand, la mise en relief de l’opposition irréductible entre deux conditions sociales radicalement différentes – le maître qui jouit de ses biens, le serviteur qui ne fait que subir une existence de faible valeur –, la sobriété et la fluidité du style, tout concourt à faire de cette nouvelle un joyau littéraire.

Datant de 1898, elle est l’une des toutes dernières œuvres à avoir été publiée du vivant de son auteur, et apparaît comme un condensé du talent de Tolstoï. C’est l’une des tempêtes de neige – ainsi qu’elle fut d’abord intitulée – les plus mémorables de l’histoire de la littérature.


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Isaac Levitan, « Village. Hiver » (1877).

 

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