« Le lieutenant Kijé » de Iouri Tynianov
- dutheilanne
- 10 oct. 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 avr.

Iouri Tynianov, Le lieutenant Kijé, traduit du russe par Lily Denis, éditions Gallimard, Folio bilingue, 1966-2001.
4e de couverture
Dans la Russie du tsar Paul Ier, fils de la Grande Catherine, règne un régime despotique, où tout écart de conduite est sévèrement puni. Or, un jeune scribe de l’armée impériale commet deux erreurs de transcription sur une liste, générant deux situations aussi insolites qu’incongrues : il crée un lieutenant, Kijé, qui en réalité n’existe pas ; et, se trompant d’une ligne, il raye des cadres de l’armée le lieutenant Sinioukhaïev, qu’il déclare mort.
« Où finit le document, je commence », écrit Tynianov. Inspiré de deux faits réels, ce récit est l’un des premiers romans historiques à succès. En quelques pages seulement, sur le ton tragi-comique manié avec finesse, l’auteur livre ici une critique sévère de son époque et de son pays.
Ma lecture
Ce court roman fut écrit en 1927 par Iouri Tynianov (1894-1943), auteur russe également connu pour son appartenance à un groupe de linguistes et philologues (les « formalistes russes ») comprenant notamment Roman Jakobson et Victor Chklovski.
Brillant étudiant en philologie puis professeur à Pétrograd (Saint-Pétersbourg), il s’intéressa au cinéma et à la rédaction de scénarios, genre auquel Le Lieutenant Kijé était, à l’origine, censé appartenir. Mais le projet de film n’ayant jamais pris forme, c’est à un roman que l’idée initiale donna naissance.
Un jeune scribe anxieux de rendre en temps et en heure son rapport à l’aide de camp de l’empereur de Russie Paul Ier – fils de Catherine II – se trouve distrait par l’entrée d’un officier dans la pièce. Au lieu d’écrire : Подпоручики же (quant aux lieutenants…), il rédige : Подпоручик Киже (le lieutenant Kijé). Et par un incroyable concours de circonstances, ce nouveau lieutenant, sans corps et sans visage, va peu à peu prendre consistance et devenir l’un des meilleurs hommes de l’armée de l’empereur, après, toutefois, avoir été condamné au bagne et avoir cheminé, substance improbable, entre deux gardes un peu surpris de sa transparence mais finalement ravis d’escorter un criminel de marque aussi paisible.
Tour à tour bouc émissaire d’un amoureux imprudent ; condamné, gracié et réhabilité ; époux modèle d’une dame d’honneur… Kijé montera dans la hiérarchie et deviendra général sans que le secret ne soit éventé, son épouse, l’aide de camp du tsar et le scribe fautif étant les trois seuls personnages à connaître la vérité. À ses obsèques, Paul Ier pourra en toute innocence pleurer ce serviteur irréprochable et s’écrier : « Mes meilleurs hommes s’en vont ».
La seconde erreur que le scribe n’a pas eu le temps de corriger dans son rapport, a des conséquences moins insolites mais plus tragiques : le lieutenant Sinioukhaïev est déclaré mort à la place du lieutenant figurant à la ligne située juste au-dessous. Et Sinioukhaïev aura beau se démener et faire jouer les relations de son père, médecin-major, il ne pourra se laver de l’infamie de n’être officiellement plus en vie. Le récit de la perte progressive de ses attributs (titre, uniforme, logement…) jusqu’au dénuement le plus complet, constitue une antithèse parfaite – et violente – de la création ex nihilo du lieutenant Kijé ; il vient compléter le caractère grotesque de l’histoire, où une présence sort du néant tandis qu’un être véritable est contraint d’y retourner.
Les notions de vide et de plein sont d’ailleurs des motifs majeurs dans cette nouvelle, une angoissante vacuité ne cessant de surgir aux plus mauvais moments dans l’existence despotique et tourmentée d’un empereur entouré de traîtres potentiels, incertain de sa naissance (est-il ou non le fils de Pierre III ?), errant dans des décors dont la qualité artistique réelle – n’a-t-on pas fait venir les plus grands peintres, sculpteurs et décorateurs d’Europe… –ne parvient pas à masquer le manque d’authenticité. Il n’est bien sûr pas indifférent que l’intrigue se déroule à Saint-Pétersbourg, ville fondée par Pierre Ier, bâtie ex nihilo sur un modèle occidental souhaité par le tsar. Comble d’ironie, Paul Ier fait les cent pas sous un superbe présent de la monarchie française : une belle lanterne offerte par Louis XVI, guillotiné depuis peu ; et ce n’est pas la magnifique pendule offerte par Marie-Antoinette qui va contribuer à le rasséréner…

Les références et allusions historiques abondent dans ce récit d’une ironie féroce qui oscille entre comique et épouvante, le caractère grotesque de la situation suscitant le rire ou l’effroi.
Le régiment Préobrajenski, pour lequel travaille le scribe étourdi et auquel appartiennent donc le lieutenant fantôme et son pendant de chair et d’os, l’infortuné « feu Sinioukhaïev », se trouve être l’un des deux régiments qui servirent d’escorte à Catherine II lorsqu’elle décida de marcher sur Saint-Pétersbourg pour renverser son époux impérial, Pierre III. La solitude anxieuse et tempétueuse de Paul Ier évoque l’existence singulière de cet empereur que sa mère n’appréciait pas, et dont il se défiait. Le baron Araktchéiev, le général Bennigsen, le palais de Pavlovsk et la résidence de Gatchina… la plupart des personnages et des lieux du roman ont existé. Ce n’est pas, cependant, à une vérité historique que semble prétendre l’auteur (« Où finit le document, je commence », disait-il), mais à la peinture des traits les plus saillants du règne despotique de l’empereur Paul Ier et des vilenies de son entourage. Le lieutenant Kijé s’avère être une fabuleuse satire, réalisée d’une plume aussi fine qu’acérée.
Remarques sur le texte original
Au vu de l’importance du choix des mots et du jeu autour du lapsus calami du scribe, la traduction de cette nouvelle a dû se révéler très ardue, et l’on ne peut que rendre hommage à la traductrice, Lily Denis.
Dans Le Lieutenant Kijé, par endroits, le texte original perd un peu de sa force en passant au français. Sans doute est-ce inévitable, notamment en raison du caractère plus compact (et donc, plus lapidaire, parfois) du russe que du français, langue où les articles sont presque toujours requis et où une périphrase est souvent nécessaire pour traduire un seul mot en russe. Quelques exemples ci-dessous :
Адъютант медленно сказал:
– Императору не доносить. Считать подпоручика Киже в живых. Назначить в караул.
Littéralement :
L’aide de camp dit lentement :
– Ne pas informer l’empereur. Compter le lieutenant Kijé parmi les vivants. Affecter à la garde.
Traduit :
L’aide de camp articula lentement :
– Qu’on ne fasse aucun rapport à l’empereur. Que l’on considère le lieutenant Kijé comme vivant. Qu’on l’affecte au service de garde.
Ce qui est une traduction très légitime, reprenant une forme d’injonction classique en français (« Qu’on ne fasse…, que l’on considère », etc.) mais moins lapidaire, évidemment.
Autre exemple, au terme d’une description de l’état d’esprit fort anxieux de Paul Ier :
В комнате великий страх.
Император бродит.
Littéralement :
Dans la chambre, une grande peur.
L’empereur erre.
Traduit :
Dans la chambre, la suprême terreur régnait.
L’empereur allait errant.
Il y a aussi des passages quasi intraduisibles pour des raisons de différences linguistiques et culturelles. Le « signe dur » (твердый знак) est une lettre russe destinée à indiquer la prononciation « dure », non mouillée, d’une consonne ; après la révolution bolchevique, il fut considéré comme peu utile en fin de mot et donc abandonné dans cette position (le « signe mou » – dit « signe doux » en russe – indiquant les consonnes « mouillées », il ne restait plus qu’à déduire de son absence la prononciation « dure »).
Or, dans le passage ci-dessous, l’empereur est censé avoir donné consistance au lieutenant Kijé par l’emploi du signe dur. Mais ce n’est qu’une image pour désigner l’écriture de Paul Ier : il a corrigé le texte du rapport de façon à faire affecter le lieutenant Kijé dans la garde, mais on ne sait pas s’il a, ce faisant, employé ou non des signes durs (on en trouvait presque à la fin de chaque mot) ; c’est simplement l’intervention de l’empereur qui est désignée ici. L’image de la « dureté » est ensuite filée, le personnage de Kijé « s’endurcissant » encore plus, par la faute (fictive) commise et sa condamnation par l’empereur.
Par ailleurs, le fait que le lieutenant Kijé soit censé avoir crié « garde ! » (караул ! – traduit : « au secours ») et soit affecté dans la garde (караул) n’apparaît pas non plus en français.
Придирчивый глаз Павла Петровича ее извлек и твердым знаком дал ей сомнительную жизнь — описка стала подпоручиком без лица, но с фамилией.
Потом в прерывистых мыслях адъютанта у него наметилось лицо, правда – едва б, как во сне. Это он крикнул «караул» под дворцовым окном.
Теперь это лицо отвердело и вытянулось: подпоручик Киже оказался злоумышленником, который был осужден на дыбу или, в лучшем случае, кобылу – и Сибирь.
Это была действительность.
Soit, littéralement :
L’œil pointilleux de Paul Petrovitch l’avait extrait [du néant] et, d’un signe dur, lui avait donné une vie douteuse – le lapsus était devenu un sous-lieutenant sans visage, mais avec un nom de famille.
Puis, dans les pensées intermittentes de l’adjudant, un visage était apparu dans son esprit, mais à peine, comme en rêve. C'est lui qui avait crié « garde ! » sous la fenêtre du palais.
Maintenant, ce visage s’était endurci et étiré : le sous-lieutenant Kijé s’avérait être un malfaiteur condamné à l’estrapade ou, au mieux, au chevalet – et à la Sibérie.
C'était la réalité.
Traduit :
L’œil vétilleux de Paul Ier l’avait tiré du néant, et en modifiant son orthographe, lui avait donné un semblant de vie : la faute devenait un lieutenant sans visage, mais possédant un nom.
Puis, à travers les pensées fragmentaires de l’aide de camp, son apparence avait commencé à se dessiner, à peine ébauchée à vrai dire, comme dans un rêve. C’est lui qui avait appelé « au secours » sous les fenêtres du palais.
À présent, cette apparence avait pris dureté et prolongement : le lieutenant Kijé était un criminel condamné à l’estrapade ou, en mettant les choses au mieux, au chevalet. Et en avant pour la Sibérie !
Ça, c’était la réalité.

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