Andrzej Szczypiorski, « La jolie Madame Seidenman »
- dutheilanne
- 9 avr. 2024
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Andrzej Szczypiorski, La jolie Madame Seidenman. Traduit du polonais par Gérard Conio. Éditions Noir sur Blanc, coll. La bibliothèque de Dimitri, 2022.
Andrzej Szczpyiorski (1928-2000) fut à la fois un écrivain et un homme politique polonais. Engagé dans la Résistance, il participa à l’insurrection de Varsovie et fut emprisonné au camp de Sachsenhausen. Il est l’auteur de plusieurs œuvres, dont la plus connue est le roman Początek (qui signifie, en polonais, « Commencement »), traduit en français « La jolie Madame Seidenman ». Un titre en relation plus évidente avec l’intrigue, qui prend place dans la ville de Varsovie et consiste dans le sauvetage, par un groupe de personnes très différentes les unes des autres, d’une femme juive, veuve d’un médecin juif polonais.
Ce récit polyphonique – chaque chapitre est consacré à un « personnage point de vue » – permet à tous les protagonistes d’exprimer en actes et en paroles leur vision de la guerre, de la Pologne et de l’existence, apportant chacun une petite part de vérité. L’auteur campe un riche décor en vue de mener une réflexion approfondie sur un pays, le sien, avec tendresse, mais avec également une lucidité qui ne laisse pas de place aux compromissions et ne passe pas sous silence les comportements antisémites de certains Polonais non seulement pendant la guerre, mais même par la suite, notamment pendant les événements de mars 1968 qui ont poussé les Juifs survivants de l’Holocauste à quitter le pays.
Si la mésaventure d’Irma Seidenman dans Varsovie est prétexte à cette réflexion, elle est aussi le centre de gravité du roman autour duquel tourne une galerie de personnages habilement choisis et dessinés, car représentant plusieurs groupes sociaux de la Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale.
Un jeune Polonais, chrétien, Pawełek, ami d’un jeune homme juif, Henio Fichtelbaum, et amoureux transi de Mme Seidenman. Un cheminot, Filipek. Un professeur spécialiste des langues anciennes, le Dr Adam Korda. Un Polonais d’origine allemande, Johann Müller, qui a pris sa carte au parti nazi pour éviter d’éveiller les soupçons. Un bandit violent mais humain, Wiktor Suchowiak, qui sauve la petite Joasia, fille de l’avocat juif Fichtelbaum et sœur de Henio. Un tailleur, Kujawski, qui rachète des objets d’art en employant le jeune Pawe?ek comme intermédiaire…
Il y a aussi sœur Weronika, qui n’intervient pas directement dans le sauvetage, mais qui recueille – et convertit au catholicisme – des enfants juifs, telle la petite Joasia. Bronek Blutman, Juif par qui Irma Seidenman a été arrêtée ; il est l’« indic » du sévère Sturmführer Stuckler, qui retiendra la jeune veuve prisonnière.
Le narrateur omniscient qui nous raconte l’histoire nous dévoilera la destinée complète de ces personnages dans le chapitre à chacun consacré, et ce procédé peut laisser le lecteur quelque peu perplexe. Il donne beaucoup de profondeur temporelle au récit et enrichit puissamment la réflexion – qui ne serait sans doute pas de même nature si, par exemple, au lieu de finir ses jours dans un état d’hébétude et d’inanition en Sibérie, le Sturmführer Stuckler était parti couler des jours paisibles en Amérique du Sud ; si le brave et attachant Henio avait survécu et épousé la gentille prostituée ; si Irma Steidenman, au lieu d’être chassée de son travail en 1968, avait pu définitivement adopter la Pologne comme bienveillante mère patrie…

Ce procédé présente toutefois un inconvénient : il interrompt la narration de l’intrigue, éloignant ainsi le lecteur de son nœud principal ; mais le début du chapitre suivant retombe toujours « sur ses pattes », et l’on raccroche aisément les wagons du récit.
D’autant plus qu’Andrzej Szczypiorski, écrivain de talent, commence souvent ses chapitres in medias res, méthode éprouvée pour capter l’attention du lecteur, au cas où elle se serait, à la fin du chapitre précédent, un peu effilochée…
Par exemple :
« – Cher camarade Stuckler, je ne serais pas venu vous importuner s’il s’était agi de quelque juive. » (P. 125.)
Début de dialogue prometteur… le « coup de bluff » de Johann Müller va-t-il fonctionner ?…
« À cinq heures du matin, entre chien et loup, dans le brouillard et la fraîcheur printanière, il passa en tramway sur le pont Kierbedzi. » (P. 157.)
On ne sait pas encore qu’il s’agit du cheminot Filipek, mais on l’apprend deux paragraphes plus loin.
« L’avocat Fichtelbaum entendit du bruit dans la cour et comprit que le moment attendu était venu. » (P. 169.)
Moment qui s’annonce fatidique…
Etc.
Le style de l’auteur, plutôt simple – pas de phrases longues, pas de vocabulaire très recherché – est d’une efficacité redoutable : précision et ironie sont ses principales caractéristiques. Parfois lapidaire, il se fait plus abondant pour peindre avec exactitude un personnage, un décor, des traits de personnalité : ainsi, évoquant l’appartement du juge, qui reçoit le tailleur Kujawski venu lui acheter un tableau, au début du roman.
Dans la pièce régnait la pénombre, car le juge se plaisait dans la pénombre. Ses pensées, toujours brumeuses et inachevées, répugnaient à se laisser prendre au piège de la lumière. Tout au monde est sombre et trouble, et le juge aimait creuser cette opacité du monde, c’est pourquoi il avait coutume de s’asseoir dans un coin de l’immense salon, dans un fauteuil à bascule, la tête inclinée en arrière, de sorte que ses pensées se balancent doucement au rythme du fauteuil. Il en déclenchait le mouvement par une légère poussée du pied, un coup à gauche, un coup à droite. Il portait des pantoufles en feutre qui lui montaient aux chevilles. Elles étaient fermées par une boucle en métal. Ces boucles brillaient sous la lumière d’une lampe cernée d’un abat-jour et leur éclat bleuâtre tranchait sur le fond du tapis. (P. 13.)
Quant à l’ironie, aussi acérée que légère, elle est souvent présente dans le roman, par exemple dans le chapitre consacré à Wiktor Suchowiak, le bandit au grand cœur :
Dans les temps qui nous occupent, Wiktor Suchowiak avait trente ans et il allait mal. Il avait raté sa vie, car dans sa jeunesse Suchowiak avait choisi la carrière de bandit professionnel, ce qui, à l’ère des grands totalitarismes, allait faire figure de lamentable anachronisme. Les grands totalitarismes ont institutionnalisé le banditisme, ils l’ont élevé à la dignité de la loi, en raison de quoi – à la stupéfaction des professionnels qui pratiquent ce genre à titre individuel – ce processus entraîne presque automatiquement une absence d’alternative. Or, qu’on le veuille ou non, l’alternative était autrefois le fondement philosophique du banditisme. Wiktor Suchowiak avait toujours travaillé selon le principe : « La bourse ou la vie ! », ce qui donnait au contractant une possibilité de choix. Les totalitarismes allaient faire main basse sur l’honneur, la liberté, les biens et même la vie de leurs victimes, sans laisser le choix ni à celles-ci, ni même aux bandits. (P. 95.)
Sur Johann Müller, l’Allemand, « Polonais de cœur » :
Tous les amis et camarades de Johann Müller l’appelaient « Jasiu » et plaisantaient sur ses origines allemandes : « Quel Allemand tu fais, Jasiu. – Je suis allemand de corps, polonais de cœur », répondait gaiement Johann Müller. Et c’était la vérité. Le père de Johann Müller avait été contremaître dans une usine de textile à Łódz au temps où Łódz s’était agrandie et était devenue puissante. Le vieux Johann Müller était un ouvrier allemand et, à l’époque, les ouvriers allemands citaient Marx et appartenaient au parti de Ferdinand Lassalle. Le père avait donc élevé son fils dans l’esprit du socialisme. À Łódz, cela voulait dire en ce temps-là que le jeune Müller luttait contre le tsarisme pour l’indépendance de la Pologne. Au dix-neuvième siècle tout était simple. C’est plus tard que le monde est devenu compliqué. (P. 92-93.)
Dans ce roman d’Andrzej Szczypiorski, on traverse l’une des périodes les plus sombres de l’histoire polonaise, riche en bouleversements. La finesse d’analyse et la sensibilité de l’auteur se conjuguent pour créer un style qui nous emporte dans ce tourbillon d’événements où transparaît toujours la belle silhouette fragile de Madame Seidenman.

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