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Quelques images et personnages de Prague

Dernière mise à jour : 19 avr.


(Photo : A. D.-C.)
(Photo : A. D.-C.)

Une petite promenade dans la capitale tchèque a tôt fait – outre de nous émerveiller par sa beauté – de nous mener à la rencontre d’écrivains pragois illustres.

Kafka, bien sûr, qui fait l’objet de parcours thématiques, sculptures, musée… C’est au numéro 22 de la Ruelle d’Or, dans le quartier du Château, qu’il aurait rédigé ses nouvelles les plus énigmatiques et auxquelles il tenait le plus, celles réunies sous le titre Un médecin de campagne. Cette ruelle est censée avoir abrité des alchimistes ; en tout cas, l’inspiration que l’écrivain y puisa peut se mesurer dans chacun de ces textes – certains, très brefs – dont voici un exemple ci-dessous.


Prague, la Ruelle d'or
Prague, la Ruelle d’or (Zlatá ulička), où Franz Kafka (1883-1924) vécut quelque temps à partir de 1916, dans la petite maison bleue. (Photo : Tilman2007, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons)
Le prochain village Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnamment courte. Aujourd’hui, mes souvenirs réunis s’imposent à moi de sorte que je ne comprends par exemple guère comment un jeune individu peut se déterminer à se rendre à cheval au prochain village, sans redouter – indépendamment de hasards malheureux – que la seule durée d’une vie normale au cours heureux, ne suffise point, tant s’en faut, pour effectuer une telle course. »

(Franz Kafka, Un médecin de campagne, éd. Vitalis, trad. Isabelle Raison, p. 70.)


Bref récit où l’on retrouve un thème cher à l’auteur : la destination inatteignable, l’impossible accès à la connaissance… comme dans le récit qui suit, « Un message impérial », où le messager doit traverser tant de pièces, se frayer un chemin dans tant de foules, qu’il est assuré de ne jamais pouvoir délivrer son message, un peu comme la flèche du paradoxe de Zénon qui ne peut atteindre sa cible.


Autre lieu d’importance, discret quoique luxueux : l’Hôtel de Paris, qui a pu servir de modèle à Bohumil Hrabal (1914-1997) dans son célèbre roman Moi qui ai servi le roi d’Angleterre. Un jeune serveur de café traverse plusieurs décennies de l’histoire tchèque (y compris la Seconde Guerre mondiale) avec à l’esprit un seul rêve, une seule ambition : ouvrir son propre restaurant. Grâce à M. Walden, un commis voyageur qui lui a fourni une lettre de recommandation, il est un jour embauché à l’Hôtel de Paris, après avoir été renvoyé d’un établissement plus champêtre où le patron faisait marcher le personnel à coups de sifflet. Il fait un passage par la gare centrale (de toute beauté, également) puis manque de s’évanouir devant la magnificence de l’Hôtel de Paris.


Gare de Prague (photo : A. D.-C.).
Gare de Prague (photo : A. D.-C.).
Prague, hôtel de Paris
Prague, Hôtel de Paris (photo : A. D.-C.).
Entrée de l’Hôtel de Paris (photo : A. D.-C.).
Entrée de l’Hôtel de Paris (photo : A. D.-C.).
Par ailleurs, ce n’est que là, en pleine gare centrale de Prague, que je pus enfin me rendre compte à quel point les six mois passés au Relais du Silence m’avaient abruti : les contrôleurs donnaient des coups de sifflet pour faire monter les voyageurs, pour la fermeture des portières, et à chaque fois j’accourais m’enquérir : Qu’y a-t-il pour votre service ? Puis le chef de quai donna le signal du départ, et me voilà encore courant vers son sifflet pour demander poliment : Qu’y a-t-il pour votre service ? Et même quand le train eût emporté M. Walden et que je marchais déjà dans les rues de Prague, il m’arriva deux fois de suite de me précipiter, en entendant le coup de sifflet strident de l’agent au carrefour : Qu’y a-t-il pour votre service ? L’Hôtel de Paris m’apparut enfin dans toute sa splendeur, si beau que je faillis en tomber à la renverse. Que de glaces au mur, que de rampes de cuivre, de poignées, de candélabres parfaitement astiqués, on se serait cru dans un palais doré avec tous ces tapis rouges et ces portes vitrées ! M. Brandeïs, le propriétaire de l’hôtel, m’accueillit très aimablement et me fit conduire tout de suite à ma chambre, une mansarde d’où j’avais une vue superbe sur Prague – rien que pour ce panorama j’étais bien décidé à faire de mon mieux pour y rester à demeure.

Bohumil Hrabal, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, trad. Milena Braud, éd. Robert Laffont, Pavillons Poche, 2017, p. 110-111.


Sur l’autre rive de la Vlatva, on trouve Malá Strana, c’est-à-dire « le Petit Côté » cher à l’écrivain conteur Jan Neruda (1834-1891). Dans ses Contes de Malá Strana, il campe une série de personnages hauts en couleur animant ce quartier pittoresque. Habiles, naïfs, cyniques, revanchards ou généreux, ces Pragois ont en commun d’exhaler l’âme d’un lieu. Tels ces deux ennemis prétendument irréconciliables depuis qu’ils ont aimé la même femme, qui occupent, pendant onze ans, deux places contiguës dans le même bistrot, sans pour autant s’adresser la parole…


Mala Strana
Malá Strana, la Čertovka ou Ruisseau du Diable. (Photo A. D.-C.)
J’avais un grand respect pour ces deux personnages héroïques. Oui, je les admirais. Assis à leur table, ils se livraient jour après jour une grande bataille, cruelle, implacable. Ils luttaient avec leurs armes : un silence saturé de venin, et le plus lourd mépris. La bataille restait éternellement indécise. Lequel finirait par terrasser son rival enfin vaincu ? Monsieur Schlegel était physiquement plus fort, tout en lui était plus vif, plus laconique ; quand il parlait cela faisait « boum », comme un objet jeté du haut d’une tour ! Monsieur Ryšánek avait le verbe mou et lâche, il était faible, mais se taisait et haïssait avec le même héroïsme.

Mais un jour, il se passa « quelque chose »… Car si l’étrange relation entre ces deux messieurs restait exactement la même, bien sûr, Jan Neruda ne raconterait pas cette histoire, à découvrir aux éditions Gingko (trad. François Kérel, 2021).


C’est plus au sud et sur la rive droite de la Vltava, dans la Ville Nouvelle, que se trouve la taverne dans laquelle sont censées débuter les Aventures du brave soldat Chvéïk, de Jaroslav Hašek (1883-1923). U Kalicha, c’est en effet Au Calice, dans la traduction française de Henry Horejsi, ou Le Calice, dans la récente traduction de Benoît Meunier.


Hospoda U Kalicha, à Prague
Hospoda U Kalicha, à Prague (Nové Město). (Photo A. D.-C.)

Ayant imprudemment, quoique innocemment, commenté l’actualité du moment – l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo –, Chvéïk (Švejk dans la nouvelle traduction), vendeur de chiens volés, est arrêté par un agent de la police impériale pour des propos censés relever de la haute trahison. Conduit dans une geôle où il retrouve le patron du Calice, qui en dépit de sa grande prudence oratoire n’a pas échappé non plus au coup de filet, il est bientôt conduit dans un bureau pour être interrogé…

Ayant aperçu une pancarte qui interdisait de cracher dans les couloirs, il demanda à un agent l’autorisation de cracher dans un crachoir, et c’est dans tout l’éclat de sa candeur qu’il entra dans le bureau des interrogatoires en proférant ces mots : – Messieurs, je vous souhaite bien le bonsoir à tous. Pour toute réponse, on lui donna un coup dans les côtes et on le fit avancer jusqu’à une table derrière laquelle était assis un homme au froid visage de fonctionnaire, et dont les traits révélaient une cruauté si bestiale qu’on l’aurait dit tout droit sorti de « L’Homme criminel » de Cesare Lombroso*. L’individu scruta Švejk, l’air assoiffé de sang, et dit : – Ne prenez pas cet air idiot. – Je n’y peux rien, répondit Švejk sur un ton grave. Pendant mon service, j’ai été réformé pour crétinisme et déclaré officiellement stupide par la commission de réexamen. J’suis un idiot patenté. L’homme au visage de criminel fit claquer ses dents : – Vos chefs d’accusation et les actes que vous avez commis confirment le fait que vous avez toute votre tête. Et il énuméra à Švejk une série de crimes qui commençait par la haute trahison et finissait par l’outrage à Sa Majesté ainsi qu’aux membres de la maison impériale. Au milieu de la liste, l’approbation d’assassinat sur la personne de l’archiduc Ferdinand resplendissait et donnait naissance à toute une sous-catégorie de crimes, dont une éblouissante incitation à la révolte, car les événements s’étaient déroulés dans un lieu public. – Qu’est-ce que vous dites de ça ? demanda, triomphant, l’homme dont les traits exprimaient une cruauté bestiale. – Ça fait beaucoup, répondit Švejk innocemment. Moi, je dis que point trop n’en faut. – Ah, vous avouez donc avoir commis ces crimes. – J’avoue tout. Faut être sévère. Sans sévérité, on arriverait jamais à rien. C’est comme quand j’étais dans l’armée… – La ferme ! s’écria le policier à l’adresse de Švejk. Et ne parlez que quand on vous pose une question, compris ? – Et comment, répondit Švejk. Je déclare avec respect** que j’comprends, et que j’arriverai à m’y retrouver dans tout ce que votre honneur voudra bien me dire. – Qui fréquentez-vous habituellement ? – Ma logeuse, votre honneur. – Et vous ne connaissez personne dans les milieux politiques ? – Si, votre honneur. Je lis l’édition du soir de la « Politique nationale », qu’on surnomme la P’tite Garce. – Sortez ! hurla l’homme à la mine animale. Tandis qu’on le traînait hors du bureau, Švejk dit : – Bonne nuit, votre honneur.

(Les Aventures du brave soldat Švejk, trad. Benoît Meunier, Gallimard Folio classique, 2018, p. 70-71.)

*Ouvrage de physionomie censé permettre d’identifier différents types de criminels.

**Formule recommandée par le Règlement de service de l’armée austro-hongroise.


L’idiot le plus célèbre de Tchéquie reste un personnage emblématique de Prague. Difficile de savoir si son apparente innocence ne cache pas une malice des plus subtiles, qui sert d’autant mieux l’ironie jubilatoire de l’auteur. Personnage éternellement frais, il anime avec une bonne volonté inaltérable les trois volumes que Jaroslav Hašek lui a consacrés, à défaut de pouvoir achever son œuvre avant sa mort.


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