Lovecraft par David Camus, aux éditions Mnémos
- dutheilanne
- 16 sept. 2024
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 avr.

Ayant découvert la récente traduction de Lovecraft par David Camus, aux éditions Mnémos, je me permets de glisser une confidence à tous les lecteurs jusqu’ici intrigués par les ténébreuses fantasmagories de l’illustre pionnier américain de l’épouvante, et freinés dans leur élan par un style un peu archaïque, tarabiscoté ou carrément abscons : la traduction de David Camus m’a (enfin !) permis d’entrer pleinement dans l’univers lovecraftien et d’en apprécier toute la beauté.
Proche du texte original sans le calquer servilement, David Camus dit s’être demandé, tout au long de sa traduction, « comment Lovecraft aurait écrit cela en français » ; un précieux atout dans sa méthode de travail, au vu du résultat : fidèle sans artifice, précis sans excès de sophistication. Idéal, donc, pour découvrir ces récits, qui vont de la très courte nouvelle au roman (un seul : L'Affaire Charles Dexter Ward), en passant par de longues nouvelles, telles que Les Montagnes hallucinées ou Le Cauchemar d’Innsmouth.
Chaque volume de la série « L’Intégrale » porte en couverture une œuvre du peintre polonais Zdzisław Beksiński (1929-2005), dont le travail – bien que rien n’indique qu’il ait été inspiré par Lovecraft – entre en résonance avec les thèmes de prédilection de l’écrivain.

Voici le célèbre premier paragraphe de L’Appel de Cthulhu par David Camus.
La chose la plus miséricordieuse qui soit au monde est bien, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il contient. Nous vivons sur un paisible îlot d’ignorance perdu au milieu de noirs océans d’infini, au large desquels nous n’avons jamais été destinés à naviguer. Les sciences, chacune tendue vers son propre objectif, nous ont jusqu’à présent relativement épargnés ; mais un jour viendra où le rapprochement de toutes ces connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons, que cette révélation nous rendra fous ou nous fera fuir la lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres.
(L’Appel de Cthulhu, « I. L’horreur d’argile ».)
On échappe ici à l’interprétation un peu libre de Jacques Papy, qui ajoutait une connotation religieuse : « À mon sens, la plus grande faveur que le Ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. » Et à l’interprétation plus neutre, mais étrange, de François Bon : « La chose la plus miséricordieuse en ce monde, je crois, c’est l’inaptitude de l’esprit humain à corréler tout ce dont il est témoin ». Là où le texte original dit : « The most merciful thing in the world, I think, is the inability of the human mind to correlate all its contents. »
Dans sa préface au 4e volume (Le cycle de Providence), le traducteur David Camus fait observer que l‘œuvre de Lovecraft est un peu « le pendant fantastique » de celle de Proust. Une remarque qui a attiré mon attention et qui se fonde, je crois, sur une parenté thématique entre les deux auteurs : l’interrogation sur le temps, l’exploration du temps. Les inquiétants (ou horrifiants) phénomènes qui prennent place dans les récits de Lovecraft trouvent leur origine dans un passé plus ou moins ancien, parfois immémorial. Le héros n'a plus qu’à creuser, au sens propre ou au sens figuré selon les récits, pour découvrir, dans un mélange d’effroi et de curiosité irrépressible, quelle divinité monstrueuse s’est immiscée dans notre monde par une brèche du temps ouverte par la magie noire ou à la faveur de cataclysmes naturels.
L’atmosphère des nouvelles de Lovecraft est bien différente de celle de la Recherche, certes, mais on discerne le même vertige face au temps, dont les deux auteurs soulignent le caractère non-absolu, dans un environnement scientifique qui connaît déjà Einstein et la relativité.
Un autre point de rencontre de H. P. Lovecraft et Marcel Proust serait peut-être la notion d’étrangeté ou d’extranéité. Le lexique français se révèle en la matière un peu moins riche que l’anglais, avec ses outsiders, foreigners, strangers, others… que l’on peine à traduire. La nouvelle The Outsider a d’ailleurs été traduite « Je suis d’ailleurs » plutôt que « L’Étranger », vocable un peu faible, et pointant vers le célèbre roman d’Albert Camus (qui se trouve être le grand-père du traducteur David Camus). Lovecraft explore, me semble-t-il, cette notion d’« étranger ». Avec acuité, parfois avec inspiration ; souvent, aussi, avec un racisme féroce qui aujourd’hui nous répugne. Mais le statut des « étrangers » dans son œuvre ne se réduit pas aux prétendues hordes d’individus louches venues d’autres contrées pour corrompre et détruire « la rue » dans la courte nouvelle du même nom. Les étrangers, ce sont aussi, en quelque sorte, des médiums qui donnent accès à l’outre-monde et à ses mystères, comme peuvent le faire certains autres élus (notamment, des artistes dans L’Appel de Cthulhu). Rien n’est donc si simple chez Lovecraft, tout mérite relecture.
Dans la fameuse quête impossible d’Albertine chez le narrateur de la Recherche, on peut entendre des échos de l’angoisse suscitée par l’étrangeté. Albertine est fuyante comme l’eau de la rivière ; il est impossible de la tenir entre ses mains, de la posséder vraiment. Non seulement elle peut se montrer infidèle à « Marcel », mais même son apparence physique est insaisissable, car elle ne se ressemble pas, elle-même, et le narrateur se révèle impuissant à figer ses traits. Le seul moment – d’illusion ? – où le narrateur s’apaise, c’est en contemplant Albertine endormie.
Par là son sommeil réalisait dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même. En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphir marin, féerique comme ce clair de lune, qu’était son sommeil.
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, La Prisonnière.)

Plus encore, lorsque le narrateur est pris d’angoisse dans un environnement nouveau tel que le Grand Hôtel de Balbec, qui « ne le connaît pas », qui ne s’est pas encore rempli de lui-même par la grâce de l’habitude, l’extranéité du monde ne peut être endurée bien longtemps, l’arrivée d’un être familier aussi cher que le personnage de la mère ou de la grand-mère pouvant seule vider meubles, murs et rideaux de leur insupportable hostilité.
De la place, il n’y en avait pas pour moi dans ma chambre de Balbec (mienne de nom seulement), elle était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me rendirent le coup d’œil méfiant que je leur jetai et sans tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le train-train de la leur. La pendule – alors qu’à la maison je n’entendais la mienne que quelques secondes par semaine, seulement quand je sortais d’une profonde méditation – continua sans s’interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient être désobligeants pour moi, car les grands rideaux violets l'écoutaient sans répondre mais dans une attitude analogue à celle des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue d’un tiers les irrite. Ils donnaient à cette chambre si haute un caractère quasi historique qui eût pu la rendre appropriée à l’assassinat du duc de Guise, et plus tard à une visite de touristes conduits par un guide de l’agence Cook, – mais nullement à mon sommeil. J’étais tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui couraient le long des murs, mais surtout par une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la pièce et avant le départ de laquelle je sentais qu'il n’y aurait pas pour moi de détente possible. Je levais à tout moment mes regards – que les objets de ma chambre de Paris ne gênaient pas plus que ne faisaient mes propres prunelles, car ils n'étaient plus que des annexes de mes organes, un agrandissement de moi-même – vers le plafond surélevé de ce belvédère situé au sommet de l’hôtel et que ma grand-mère avait choisi pour moi ; et, jusque dans cette région plus intime que celle où nous voyons et où nous entendons, dans cette région où nous éprouvons la qualité des odeurs, c’était presque à l’intérieur de mon moi que celle du vétiver venait pousser dans mes derniers retranchements son offensive, à laquelle j’opposais non sans fatigue la riposte inutile et incessante d’un reniflement alarmé. N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie de mourir. Alors ma grand-mère entra ; et à l’expansion de mon cœur refoulé s’ouvrirent aussitôt des espaces infinis.
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu ; À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; Noms de pays : le pays.)
En dehors des personnages que l’on pourrait appeler des « étrangers relatifs » – si Lovecraft peine à leur accorder une véritable humanité, légitimant ainsi l’accusation de racisme, il ne nie pas, en revanche, leur appartenance à la sphère terrestre – il existe aussi chez l’auteur un « étranger absolu », caractérisé par une origine non terrestre et immémoriale. C’est le fameux panthéon des dieux lovecraftiens, qui ne semble pas avoir été systématisé par l’auteur lui-même mais plutôt par ses disciples (notamment par August Derleth). On y trouve entre autres Cthulhu, monstre indescriptible qui sommeille dans une cité engloutie au fond de l’océan Pacifique (« Dans sa demeure de R’lyeh, le défunt Cthulhu attend en rêvant »). Ou encore Azathoth, aveugle et insensé, dansant au son de tambours infernaux et de flûtes, maître des autres dieux dont le messager est le Chaos rampant nommé Nyarlathotep…
Ces Grands Anciens, ou Choses très anciennes, en dépit de leur irréductible étrangeté, semblent faire partie de notre monde et y apporter l’Inconnu absolu, en dépit de notre désir de nous cantonner à un environnement rassurant parce que familier. L’insistance de Lovecraft sur les caractéristiques « innommables », « indescriptibles », « blasphématoires », « impies » de ces entités ne laisse aucun doute sur leur nature profondément étrangère à l’humain.
Un exemple, à propos de la statuette découverte parmi les effets du défunt grand-oncle du narrateur, dans L’Appel de Cthulhu :
Son extraordinaire, stupéfiante et incommensurable antiquité crevait les yeux ; cependant, rien ne permettait de la rattacher au moindre type d’art pratiqué à l’aube de la civilisation – ni d’ailleurs à celui de n’importe quelle autre époque. Hormis cela, et dans un tout autre domaine, le matériau lui-même constituait une énigme ; car cette pierre savonneuse, d’un noir verdâtre, constellée de mouchetures et de stries dorées ou iridescentes, échappait à toutes les catégories connues de la géologie ou de la minéralogie. Les caractères qui couraient sur sa base étaient tout aussi déconcertants ; et aucune des sommités du colloque, où se trouvaient quand même réunis près de la moitié des experts mondiaux travaillant dans ce domaine, n’eut la moindre idée de leur parenté linguistique, fût-ce la plus lointaine. À l’instar du matériau du fétiche et de son sujet, ces caractères appartenaient à quelque chose d’atrocement éloigné et distinct de l’humanité telle que nous la connaissons ; quelque chose qui évoquait de manière effroyable des cycles de vie immémoriaux et impies dont notre monde et nos conceptions sont exclus.
(L’Appel de Cthulhu, éd. Mnémos, t. 2, p. 106-107.)
C’est à travers des notations aussi floues que précises – cet art paradoxal de Lovecraft se montre presque à chaque page – que l’auteur lève le voile sur les horreurs tapies dans l’ombre de nos maisons, de nos villes, de nos paysages les plus bucoliques. Le travail du traducteur s’en trouve fort compliqué, et il lui faut sans doute, comme le dit David Camus, « trois fois plus de temps » pour traduire Lovecraft…

À suivre…
Commentaires