Andreï Guelassimov, « Le froid »
- dutheilanne
- 21 mars 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 avr.

Andreï Guelassimov, Le froid, traduit du russe par Polina Petrouchina, éd. Actes Sud, 2019.
Autant être prévenu : si l’on répugne à suivre les pérégrinations titubantes d’un metteur en scène poivrot dans les confins de la Iakoutie, mieux vaut ne pas commencer ce roman d’Andreï Guelassimov. En revanche, accepter d’accompagner Filippov (qui n’est pas le narrateur, contrairement à ce que dit la 4e de couverture, mais le personnage principal) dans son étrange quête à travers une ville frigorifiée pour cause de panne géante de chauffage, c’est découvrir un monde où le froid, le vrai, conditionne le moindre geste, la moindre décision des protagonistes ; leur vie et leur mort.
Filippov est attendu à Paris – où nous ne le verrons jamais – pour monter un spectacle sans son acolyte habituel, un scénographe qui lui a, par son talent, ouvert les portes des grands théâtres et donc permis d’accéder à la notoriété. Se sentant coupable d’une forme de trahison à son égard, il décide de rendre visite à cet ami dans une ville « du Nord » (de Iakoutie, comprend-on bientôt) qui est aussi sa ville de naissance. Mais l’état profondément éthylique de Filippov lui fait appréhender son environnement de façon si singulière qu’il perd totalement la maîtrise, non seulement des événements, mais de leur appartenance à la réalité, au rêve ou à l’hallucination – à moins qu’il ne s’agisse, en vérité, de l’accès à une dimension parallèle… La passagère d’un avion lui raconte sa vie pour la lui remettre à l’esprit, un démon lui rend visite et lui donne de curieuses leçons, un chien vengeur se réincarne pour venir le hanter…
Entre les fantômes du passé parmi lesquels son épouse défunte Nina tient une place de choix, les méprises du présent et les agissements nébuleux d’un chef de clan nommé Danilov, Filippov aura fort à faire pour suivre le fil de son propre parcours, démêler le vrai du faux et, tout simplement, survivre, dans ses vêtements qui ne sont en rien adaptés au froid polaire qui règne dans toute la région. Un froid d’une densité inconnue en Europe de l’Ouest, qui imprègne tout le roman auquel il donne, très légitimement, son titre.
Ce roman très « givré », à la fois désabusé, humoristique et bizarrement humaniste offre au lecteur une fin ouverte, dans une incertitude définitive entre réel et fantastique.
Extrait
Pour se racheter spirituellement après avoir causé la mort d’un chien par mégarde durant l’un de ses spectacles, animal qui – pense-t-il – lui porte malheur depuis, Filippov, suivant les conseils d’un fakir hindou qui se révélera moldave, s’est marié avec un chien à Las Vegas…
Ayant rétabli la chaîne karmique des événements au cours de cette débauche purificatrice à Vegas, Filippov décida de ne pas remettre à plus tard son problème de karma corrompu. Il ramassa donc sans plus attendre à la périphérie de la ville un chien errant bien galeux, l’emmena dans une chapelle de mariage où l’on pouvait officialiser son union sans même descendre de voiture, en roulant jusqu’au guichet comme au McDo, et annonça au prêtre qu’il voulait l’épouser. Dans l’idée que s’en faisaient Filippov et le fakir moldave, cela devait fermer la parenthèse canine dans sa vie en rétablissant l’équilibre rompu et en apaisant les tourbillons karmiques. L’unique invité de la cérémonie fut le journaliste auquel Filippov, détestant voyager seul, avait payé par amitié le billet depuis Moscou et son séjour dans un hôtel cinq étoiles. En témoignage de sa gratitude, celui-ci était prêt à s’émerveiller sincèrement de toutes ses extravagances et à gazouiller sur son compte Twitter à propos de leurs escapades à travers le Las Vegas branché. En fin de compte, le prêtre se révéla buté et insensible, mais les photos et les tweets où Filippov enlaçait le chien pelé devant la chapelle trouvèrent leur chemin sur Internet tandis que le fakir rassura l’impétrant en affirmant que le karma savait apprécier une bonne intention à condition qu’elle soit sincère.
(P. 157-158.)

4e de couverture
Filippov, le narrateur, metteur en scène de renom, avait prévenu : « Pour courir dans une ville gelée où, par – 40, l’électricité et le chauffage ont été coupés sans crier gare pour une durée indéterminée, il vaut mieux être accompagné d’un gros chien. Ainsi vous ne vous sentez plus comme un grain de sable inutile dans l’océan, vous n’êtes plus une chaise vide, une banalité, vous n’êtes plus une phrase ravalée dans une discussion insipide. Au contraire, vous êtes fougueux et volontaire. Vous avancez fièrement à l’appel de votre destin et même si vous êtes minuscule comme un grain de sable, au moins vous êtes libre dans vos aspirations. Ceux d’entre vous qui ne sont pas indisposés par de telles métaphores peuvent se comparer à un spermatozoïde… Vous ne courez pas, vous volez au-dessus de la ville comme la fiancée dans le tableau de Chagall… »
Et c’est ainsi qu’on se retrouve embarqué dans une histoire « open bar » complètement foutraque menée par un Guelassimov qui, à défaut du froid, nous fait découvrir le « zapoï » – technique russe qui consiste non pas à boire du bout des lèvres mais à s’assommer jusqu’à perdre conscience
Un fameux cocktail : un zeste de Lewis Carroll et de Jim Jarmusch, un soupçon de Gogol, une pincée de Tchekhov, un doigt de Boulgakov, une dose de Moscou-sur-Vodka de Vénédict Erofeiev.
À consommer sans modération !
Andreï Guelassimov est né en 1965 à Irkoutsk. Après des études de lettres, il part à Moscou suivre les cours du metteur en scène Anatoli Vassiliev au Gitis (Institut d’art théâtral de Russie). Spécialiste d’Oscar Wilde, il a enseigné à l’université la littérature anglo-américaine. Son premier roman, La Soif (Actes Sud, 2004), sur la guerre de Tchétchénie, lui a assuré une notoriété jamais démentie sur la scène littéraire russe. Toute son œuvre est publiée par Actes Sud. Dernier titre paru : Les Dieux de la steppe (2016).
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